Peut-on postuler l’existence d’une Parole perdue ou d’un savoir que l’humanité aurait irrémédiablement perdu ?
Cette situation nous ramène en un lieu sombre, dans la « Terre », dans le « ventre maternel », dans la « caverne » et ce retour ou cette régression in-utero, dirait Mircea Eliade, nous confronte à l’ignorance et au non-savoir, voire même à quelque chose de l’ordre de l’inconscience.
Certes, l’ignorance et les ténèbres sont constamment liés dans les représentations.
Être dans les ténèbres revient à ne pas voir, ne pas voir « ce qui vient » ou ce qui émerge, donc ne pas reconnaître, ne pas discriminer.
Voir un objet dans la lumière du jour et voir apparaître une idée dans la lumière de la conscience ont toujours été des axes métaphoriques associés.
Et confrontés que nous sommes, à cette obscurité, à cette ignorance, nous sommes tenus de prendre des décisions.
Prenant acte de notre ignorance, acceptant l’insoutenable idée que nous ne connaissons rien ou presque rien, nous nous décidons avec force, vigueur et détermination à suivre le principe de Kant et à orienter notre pensée.
La seule chose que nous savons, la seule vérité que nous détenons, est que nous n’avons ni les bonnes réponses, ni le mode d’emploi, et que personne n’est en capacité de nous dire les mots justes.
Alors nous nous saisissons du bâton de pèlerin ou de chercheur et, comme Descartes le fit, nous nous décidons de passer au crible de la pensée la moindre représentation, la moindre idée.
Et dans l’intimité de notre conscience, dans le travail d’arrache-pied effectué sur les représentations mentales, dans ce labeur de dédensification, de dématerialisation, nous comprenons soudain le sens du mot idolâtrie.
De vieilles iconographies nous reviennent d’un passé lointain, d’un peuple adorant un veau d’or, et le courroux d’un vieillard brandissant les Tables de la Loi dans une ambiance apocalyptique zébrée d’éclairs, ébranlée de coups de tonnerre.
Oui, l’idolâtrie, source fondamentale de l’erreur, et avec elle l’attachement aux concepts, idées et représentations, là, sous nos yeux effarés, magistralement figurée.
L’attachement terrible aux systèmes mortifères de représentations nous en devient soudain d’évidence la cause même.
Alors une toute petite lumière vacillante apparaît au fond de notre conscience. Et cette fragile petite lumière nous allons tenter de la rendre plus forte par un respect encore plus puissant de la Loi en nous, « Loi morale en nous » dirait Kant.
Nous allons lui accorder une attention de tous les instants, nous allons la protéger des vents tournoyants, bises ou tornades qui, comme la doxa, vont et viennent. Nous allons lui créer un abri, un refuge, une bulle protectrice hors des atteintes de l’extérieur comme de l’intérieur.
Et cette évidence qui s’impose que nous sommes tout petits, tout fragiles, comme le nouveau-né, comme le ver luisant auréolé de son extrême simplicité.
Et est-ce à ce moment-là, dans cet état de scepticisme radical, comme dirait Hegel, de doute absolu, que soudain nous commençons à y voir plus clair ?
Est-ce au moment où nous expérimentons vraiment que la Parole est perdue que, paradoxalement, les conditions sont réunies pour qu’elle advienne de nouveau ?
Est-ce à ce moment-là, infime instant, infime moment, où l’on ne se raccroche plus à aucune parole que peut advenir la Parole ?
Alors la parole nous empêcherait de trouver la Parole ?
Ce qui voudrait dire a contrario que la Parole deviendrait parole.
Ce qui voudrait dire qu’il est consubstantiel à la Parole que la Parole se perde.
Avec le temps et cycliquement la Parole se perdrait.
Cycliquement le sens de la Parole se perdrait et ainsi la Parole ne deviendrait plus qu’une parole.
Il y aurait donc une sorte de corruption naturelle de la Parole telle qu’elle fut énoncée en un temps primordial, en un temps mythique en quelque sorte.
Les temps changent et avec eux le sens des mots.
Le cours du temps amènerait ainsi une altération naturelle de la Parole dans le sens d’une inflexion constante de sa signification profonde qui ferait que le dit du temps t ne serait plus celui du temps t+1.
Est-ce pourquoi, fondamentalement, nous devons nous situer dans l’interdit ?
Et serait-ce dans cet interdit, dans ce Saint des Saints, que s’opèrerait le lent travail de décantation des représentations.
Et nous savons que le Saint des Saints est le lieu même de la non idolâtrie, il serait l’a-idolâtrie même, si l’on peut se permettre ce néologisme.
Dans l’intimité de notre cœur nous expérimentons la loi symbolique, nous passons au peigne fin de notre conscience les concepts, nous les éprouvons, et ainsi, peu à peu, nous pouvons dire que nous réalisons, comme énoncé plus haut, ce long travail de décantation, de de-densification, de dématérialisation.
Nous épurons et la pensée et le cœur.
Nous reprenons pour notre propre compte Le discours de la méthode de Descartes et à sa suite Les méditations cartésiennes de Husserl.
Et ainsi, à la façon de Kant, nous approchons de ce que celui-ci définissait comme étant la loi morale qu’il situait au cœur du cœur comme dans la contemplation d’un ciel étoilé.
Alors bien sûr une fois de plus les phénoménologistes nous rappellent que l’Objet de la connaissance n’est pas envisageable, ils nous jettent au visage les paroles exhumés des grands philosophes septiques ; « Surtout ne juge pas », « Tu ne sais rien, donc ne dit rien », les paroles de Socrate résonnent dans notre tête ; « Je sais que je ne sais rien », ou encore « Celui qui dit savoir ne sait rien » et même le bon vieux Lao-Tseu dans une fantasmagorie nous apparaît assénant ces deux phrases essentielles ; « Une voie qui peut-être tracée n’est pas la Voie, un nom qui peut être prononcé n’est pas le Nom ».
Et une cohorte de philosophes se mêle de la conversation et nous assaillent, perdus que nous sommes dans ces doutes profonds :
Parménide « exsangue », dixit Nietzsche, rappelle qu’il n’y a que l’Être qui vaille et que hors l’Être il n’y a que doxa !
Heidegger éructe et rappelle que la vérité, aletheia en grec, consiste à ne surtout rien ajouter à la représentation naturelle.
Et à sa suite les Stoïciens exultent rappelant qu’il ne faut considérer que les représentations objectives, ce à quoi Descartes renchérit parlant des représentations innées.
Bref le débat a provoqué une sacrée cacophonie et au bout du compte que reste-t-il de tout cela.
Une grande peur, une grande obscurité et une fois de plus le retour à la case départ, au doute.
Est-ce cette grande peur, cette grande obscurité qu’il nous faut dépasser ?
Est-ce par le sacrifice de la représentation, de l’idée, que peut advenir l’Amour et avec lui la Parole.
Et une fois de plus le jaillissement de ce qui permettrait la Parole surviendrait sur le sacrifice même de la représentation, de l’idée.
On retombe constamment sur la même thématique.
Le non attachement aux représentations, le non attachement aux idées, le non attachement aux paroles, délivrerait de l’idolâtrie et créerait les conditions mêmes de l’obtention de la Parole.
Et la Parole à peine obtenue s’effilocherait-elle en parole substituée ?
Mais alors tout ne serait que paroles substituées ?
Existerait-il une chaîne ininterrompue de parole substituées depuis des temps immémoriaux, depuis des temps que René Guénon, en son temps, qualifiait de primordiaux.
Alors reste-t-il à définir ce que seraient ces temps primordiaux qui auraient eu le privilège d’avoir été soumis non à des paroles substituées mais à la Parole.
Mais peut-être que le propre de la Parole est de se perdre, d’être non véritablement communicable.
Peut-être que celui qui expérimente quelque chose de l’ordre du vrai ne peut communiquer son expérience.
On serait donc dans le registre de l’indicible.
Celui qui entrevoit des vérités célestes, pour reprendre le propos même de Platon dans le Phèdre, celui qui aurait ainsi la capacité vraie à transmettre la Parole, le ferait donc à des sujets qui, n’ayant pas contemplé les mêmes vérités, ne pourraient en aucun cas la reconnaître.
Ainsi la Parole émise par le Maître ne serait que paroles.
« … Paroles, paroles, paroles, paroles, paroles et encore des paroles que tu sèmes au vent… » comme dirait la chanteuse !
Comme les êtres de la caverne de Platon qui ne voient devant eux que les ombres projetées des objets réels.
Donc la Parole serait indicible.
Et le passage de la Parole à la parole ne serait qu’un problème de communication.
Nous créons ainsi sans cesse des paroles substituées.
Mais peut-être que nous ne sommes pas là pour transmettre une hypothétique Parole retrouvée et toujours perdue, mais pour, tous ensemble, collectivement, par nos liens fraternels, tenter de Voir la Luminosité fondamentale décrite par d’autres Maîtres, là-bas vers les chaînes de l’Himalaya.
Et la Parole qui suit son devenir et qui se perd là ou là et qui devient parole du fait même des aléas du temps, assurément redevient Parole ailleurs.
Car n’en doutons pas il s’agit toujours du même fond.
Et la Parole est au fond ce que la parole est à la forme.
Là, la forme culturelle perd le fond tandis qu’ailleurs le fond coïncide à la forme.
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