Pour parler de l’ombre nous allons évoquer tout d’abord la question de l’obscurité et quoi de mieux pour se faire que de se référer à la bonne vieille Théogonie grecque et à sa genèse des ténèbres dans le monde.
Puis nous envisagerons la question plus spécifique de l’ombre, et de son rapport avec l’être humain, c’est-à-dire de la part des ténèbres que tout homme, inexorablement, recèle en son cœur, détient en son âme.
La mythologie grecque nous enseigne qu’à partir de l’obscurité, de Nuit ou Nyx, elle-même née de Chaos, vont naitre des séries d’enchainements terribles aboutissant aux maux principaux de l’humanité ; Tromperie, Blâme, Souffrance, Détresse, Amour probablement sexuel, Lutte, Destruction, Mort.
Ainsi de l’obscurité, de Nuit, à partir du mensonge, de la duperie, de la tromperie, de l’injustice, de la propagande, naissent lutte, destructions et mort.
Les propagandes nazi, stalinienne, ou autres furent éloquentes quant à cet enchainement.
Mais d’autres, en ce jour sont à l’œuvre et s’avancent subrepticement.
De ces destructions subséquentes à la tromperie et à l’injustice on aboutit au Destin, Destin qui sera figuré par les trois Parques ;
avec Clotho qui déroule le fil de la vie,
Lachésis qui attribue à chacun selon ses mérites
et Atropos, l’inflexible, qui tranche sans pitié le fil de la vie.
Mais ce Destin peut être également figuré par Némésis ou Colère divine,
ou par les Kères qui punissent les transgressions.
Et pourquoi pas par la boite de Pandore, et ses maux.
Qu’en est-il de l’ombre ?
En physique l’ombre est créé par un objet qui s’interpose à une source de lumière.
En astronomie la Terre ou la Lune qui se pose devant le Soleil créé un cône d’ombre, phénomène évident lors des éclipses de Soleil ou de Lune.
Donc l’ombre nait de l’interposition d’un objet opaque entre une source de lumière et une surface éclairée par cette dernière.
Ainsi on peut en déduire que l’ombre d’un objet représente la partie d’une surface non atteinte par la lumière.
Tout objet a sa zone d’ombre, tout être a son ombre.
Serait-il donc inhérent au fait d’exister d’avoir son ombre ?
Que signifie pour l’existant, pour le vivant, d’être porteur d’ombre ?
Et comme le dit le proverbe, « il n’y a pas de soleil sans ombre ».
L’être vivant qui se lève à l’existence, qui prend la lumière du Soleil, qui s’y baigne, inévitablement, inexorablement, devient, de ce fait, un porteur d’ombre dans le monde.
Et l’ombre, qui s’oppose à la lumière, va devenir le symbole, l’image même, des choses fugitives et inconstantes.
D’où l’obsession philosophique, religieuse, éthique, d’une lumière stable, d’une lumière sans tâche, d’une lumière indéfectible.
Mais déjà le Soleil de midi nous montre une ombre en voie de disparition.
Et le Soleil à l’aplomb de la tête, aligné sur l’axe du corps, sur l’axe du monde, est déjà une indication de la voie à suivre.
L’ombre est inhérente à l’existence.
Le fait d’exister, le fait d’être, nous constitue porteur d’ombre et cette ombre a singulièrement agité l’imaginaire de l’être humain qui a cherché à interpréter, à donner du sens à cet état de fait.
D’où vient cette ombre ?
* Vient-elle des enchainements infinis des causes et des conséquences ?
Est-elle la marque d’actes précédents, antérieurs à l’actuelle existence ?
C’est la thèse des philosophies religieuses d’extrême orient et notamment de l’hindouisme et du bouddhisme.
C’est la notion du karma ou littéralement de « ce qui enchaine », « ce qui fait revenir » ou de « ce qui nous tient ».
« Les hommes sont héritiers de leurs actes » selon le Bouddha historique, le Gautama.
* Est-elle liée à une faute originelle ?
C’est la conception des religions chrétiennes et de ce qu’elles nomment le péché originel.
* Est-ce lié à un état d’imperfection qui empêcherait le salut ?
Il s’agit pour s’en convaincre de revisiter les débats jansénistes sur la question de la prédestination.
* Est-ce lié aux fantasmes originaires engrammés dans la psyché ?
Freud le théorisa à la suite de Jung et de son travail colossal sur l’Inconscient collectif et les formations archétypales.
* Est-ce lié à des dysfonctionnements dans la psychogénèse avec des fixations à des stades de développement archaïques devenus obsolètes, inadaptés, à l’âge adulte ?
La psychanalyse en est convaincue avec ce qu’elle nomme « complexe » pour Jung ou « psychonévrose » et autre pour Freud.
En tout état de cause que ce soit de l’ordre du complexe jungien ou du symptôme freudien il s’agit bien de l’ombre portée sur le comportement de tel ou tel individu.
* Est-ce lié, philosophiquement, à une butée du raisonnement, de la rationalité, de la pensée sur une zone irréductible d’inconnaissance ?
C’est la thèse de Fichte qu’il rapporte au Non-Moi.
Mais ce Non-Moi en dernière analyse ne nous ramène-t-il pas sur l’Inconscient freudien ?
* Est-ce lié, au plan de la mythologie, à Chiron le Centaure et au retour sans fin des attachements de désir et de la pulsion de mort ?
Mais là encore cela nous ramène à la question karmique ou à celle du péché originel ou encore à la notion de compulsion de répétition freudienne.
* Est-ce lié à un plan d’organisation fondamental de l’univers qui serait partagé, clivé entre une « luminosité » et une « obscurité » absolues ?
Tel est la vision des philosophies de l’Iran préislamique avec sa fascination pour le manichéisme.
Manichéisme que l’on retrouvera étonnamment chez nous, il n’y a pas si longtemps, dans le catharisme.
De fait, la question fondamentale pour l’homme de son ombre, de son statut de porteur d’ombre, va diffuser progressivement sur un autre axe de questionnement.
On va passer de l’ombre à la métaphore de l’obscurité.
Le rapport à l’ombre va devenir rapport aux ténèbres.
Et le problème de l’obscurité ou des ténèbres va s’inscrire dans plusieurs registres majeurs de réflexion.
Et ces registres vont prendre la forme d’oppositions radicales sur plusieurs axes de spéculations fondamentaux au plan éthique ou moral.
Pour le dire autrement à partir de l’opposition ou de la dialectique lumière/obscurité il va y avoir coïncidence avec d’autres axes essentiels pour le phénomène humain.
Quels sont ces axes fondamentaux ?
L’axe lumière/obscurité tout d’abord.
Le fait de voir pour l’être vivant implique la lumière.
En effet c’est la lumière du Soleil ou parfois de la Lune, qui permet l’orientation et qui permet de discerner les objets vers lesquels vont se tourner les actions.
Ces actions sont nécessaires à la survie de l’espèce, elles sont donc bonnes.
La lumière, on vient de le dire, permet de voir donc de discriminer, d’avoir une connaissance fine du réel permettant de s’adapter au mieux à lui.
La discrimination, l’adaptation, la connaissance fine des objets et des êtres vont représenter les premiers déterminants des cognitions.
Voir c’est connaitre, voir c’est com-prendre, c’est-à-dire « prendre avec soi ».
Voir c’est avoir une action positive diurne qui permet de s’orienter au mieux pour le bien, pour le bon, pour le salut de sa communauté.
Nous avons déjà les ingrédients fondamentaux de la lumière en tant que garant d’une positivité de l’existence.
L’obscurité représente tout le contraire ; la difficulté de voir, la difficulté de mouvement, la difficulté de discerner, la difficulté de s’orienter, la majoration des risques, l’incertitude, le renforcement de l’angoisse.
Elle représente par contre la solution la plus adaptée au repli dans les grottes, donc à la protection et à la défense toutes deux teintées d’une vague idée de passivité.
Cet antagonisme lumière/obscurité, marqué du sceau de la discrimination va progressivement devenir celui de l’antagonisme connaissance/ignorance.
La lumière va métaphoriser le savoir tandis que l’obscurité sera associée aux ténèbres de l’esprit et de l’inconnaissance.
Le savoir va progressivement représenter la connaissance de ce qui bon, de ce qui est beau et a contrario l’obscurité va symboliser ce qui est mauvais, dangereux et hostile.
On a là le trépied platonicien du Clair, du Vrai, du Bon auquel on peut rajouter le Beau.
A partir de la Lumière, qui permet de Voir, se cristallisent donc les mythèmes essentiels de la Connaissance, de la Conscience, de l’Harmonie, de l’Esthétique et de l’Ethique.
Ainsi à l’axe Ignorance/Connaissance s’est agrégé celui de l’Inconscient/Conscient.
Et cet axe-là, bien sûr, va prendre en compte, s’arrimer, toutes les réflexions et théorisations qui vont naître de la connaissance psychanalytique.
Certes la mythologie grecque nous avait familiarisé avec la conception d’une remontée des idées d’un zone sombre, ténébreuse, trouble, à une autre lumineuse et claire.
Poséidon, étymologiquement l’époux de l’idée, autrement dit poses eidon, le mari de la Néréide Amphitrite, est l’incarnation mythique du garant de la remontée des idées des terres d’inconnaissances aux terres lumineuses, olympiennes, de la conscience et de la connaissance. (1)
Et le dieu grec Apollon va, quant à lui, incarner Phoïbos, le Soleil, dans sa dimension de lumière stable, sans tâche, symbole de la clarté lumineuse de l’esprit, de l’harmonie, des arts, de la musique, de la santé.
Santé puisque son fils, Asclépios sera le dieu de la médecine.
Apollon est le résumé du Clair, du Vrai, du Beau, du Bon, du Sain,… et de la divination, c’est-à-dire de l’anticipation.
Et cette notion d’un lieu parfait de connaissance, de lumière permanente et stable, olympienne, se retrouvera dans la notion de Soleil invaincu « sol invictus » de la religion Mithriaque.
Religion mithriaque qui a failli, rappelons-le supplanter le Christianisme dans les premiers siècles de notre ère.
Mais avec la psychanalyse la problématique du clair/obscur s’intériorise, l’ombre devient la marque de l’Inconscient.
La non-connaissance de soi est de l’ordre de l’Inconscient qui déni, qui masque, qui censure, qui trouble, qui dévie, qui fourvoie.
Cet Inconscient peut prendre la figure du dieu grec Hadès et son casque d’invisibilité, dieu des morts, ou plutôt si on se réfère à L’Iliade et à l’Odyssée, dieu des ombres, puisque c’est ainsi que les morts y sont décrits, errants désespérément.
On est au cœur du sujet car, déjà, dans les mythes grecs les ombres sont donc bien de l’ordre de ce que l’on nommera plus tard Inconscient !
Alors au bout du compte, au bout de ce petit périple, quelle conclusion en tirer ?
Certes il y aura toujours une part d’ombre dans l’activité humaine qu’elle soit physique ou psychique.
Mais nous sommes invités à la réduire sans pouvoir totalement la supprimer car, comme nous l’a si bien dit Emmanuel Kant, nous ne pourrons jamais totalement comprendre l’objet de la connaissance, il y aura toujours une part irréductible d’inconnaissance.
L’objet en soi nous sera toujours en partie inconnaissable.
Mais le niveau éthique nous impose le questionnement sur les éléments inconscients impliqués dans notre recherche.
Le « quoi ? » de notre démarche intellectuelle concernant l’objet doit prendre en compte également le questionnement sur nos procédures volitionnelles.
L’ombre portée par notre désir et ses déterminismes inconscients doit nous propulser sur l’immense fécondité du concept extrême-oriental, taoïste, du Non-Désir.
Le Non-Désir n’est pas absence de désir, surtout pas, le Non-Désir représente un mouvement volitionnel spontané prenant en compte la totalité, la globalité, de l’être.
Si le désir est de l’ordre du Moi, alors le Non-Désir est assurément de l’ordre du Soi, mais quelle nuance !
Et là, là seulement, le Soleil de midi, aligné sur l’axe du corps représente la position de l’ombre minimale, position qui permet une sorte de transparence, d’idéalisation, de « dématérialisation » pas très éloignée de la vision alchimiste et de sa phrase que nous avons tous en tête ; « visite l’intérieur de la terre et en rectifiant, tu trouveras la pierre cachée ».
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Élément de bibliographie :
(1). Senard Marcelle.
« clef de l’ontologie appliquée à la psychologie » Éditions Traditionnelles (pages 411 – 412).
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