Il est question à ce point de l’extrême proximité existant entre la fonction de se représenter le monde (penser) et la fonction de dire sa représentation du monde.
Ainsi toute représentation mentale aurait sa correspondance « sonore » donc potentiellement « dicible ».
Dans ces conditions de quoi parle-t-on quand on parle de silence ?
Est-ce strictement le silence par absence d’émission sonore significative ou bien est-ce le silence par absence de suites mentales de représentations ?
Le silence dont on parle abolirait-il simplement la fonction d’expression ou de mise en mots, mais en aucun cas la fonction de représentation du monde ?
Tout cela étant précisé, dès lors, qu’elle est le sens de la fonction du silence ?
« Garder le silence » serait-ce continuer à se représenter le monde, y compris à partir des éléments de représentation reçu de l’autre, mais sans intervenir, sans émettre, sans dire ?
Mais si l’on opère une glissade métaphorique silence pourrait représenter un refus, pathologique ou non, de communiquer avec autrui.
Refuser de communiquer avec autrui reviendrait à refuser l’alternance de paroles signifiants le monde émises et de paroles signifiants le monde reçues.
Là, le silence dont on voudrait parler n’a plus la signification d’une interruption entre deux séquences de « parole », mais la signification de ce qui se passe entre deux séquences de représentations mentales.
La prise de parole est l’expression de ce que l’on pense, le silence tel qu’il vient d’être défini est expérimentation du fait de penser.
Dans l’intimité de son être, le sujet observe la succession, la suite de ses représentations mentales.
« Une représentation apparaît, je l’envisage, je la vois disparaître, ou autrement dit elle naît, je la prends avec moi (c’est-à-dire je la comprends) et je la laisse mourir ».
Ce silence-là est volontaire et non pathologique, il représente une expérience inobjectivable, une sorte de moment privilégié de présence à soi, de présence au monde. Il n’a rien à voir avec les « faux silences » vrais bavardages incessants avec soi-même.
Le vrai silence (Silence) est une suspension, le vrai silence (Silence) est la terre fertile qui rend la graine (la parole) féconde, le vrai silence (Silence) est une vraie force de communication.
Le Silence rend perceptible l’imperceptible, le Silence permet un souffle nouveau, comme l’inspir rend possible l’expir, comme la vacuité rend possible la plénitude.
Le Silence est une mort qui permet la Vie (vie psychique), seule l’acceptation de ce total « abandon » permet le souffle nouveau, le renouveau de la vie.
Le Silence est la source même de la Vie (vie psychique).
Il est un moment de recueillement et donc d’unification.
Unification salutaire de l’être permettant de penser, unification salutaire de l’être permettant l’accès à la réalité de soi et du monde.
Donc penser est une suite de représentations mentales « non-émises », parler est une suite de représentations mentales « émises ».
À ce point-là on va définir l’émergence d’une représentation mentale qu’elle soit émise ou non comme un « dire ».
Tout « dire » est divergence, tout inter-« dire » est convergence.
Dire le monde, dire la manifestation, dire la création, c’est diverger, c’est mettre « en morceaux ».
Et « interdire » est se maintenir dans le non défini, le non manifesté, le non créé, bref « interdire » revient à rester unifié.
Quand donc « l’inter-dit », c’est-à-dire au sens littéral ce qui est entre ce qui est dit, rejoint-il l’interdit, au sens de ce qui spécifie la transgression ?
Autrement dit qu’est-ce qui fait que ce qui est entre deux « dires » est interdit ?
Peut-être que ce qui est interdit entre deux « dires », c’est le rajout qui fait justement que l’inter-dit n’est plus un silence vrai !
On rejoint là encore l’affirmation stoïcienne qui au fil des siècles n’a cessé de marteler : « juste ce qui vient, juste ce qui t’appartiens ».
Qu’un ajout survienne là où devrait être un vrai silence et la chute est consommée !
Donc le silence vrai est justement ce qui se présente à nous après un dit.
Et ce qui se présente à nous dans cet intervalle, dans cette fente, qui nous appartient absolument, qui est totalement interne, endogène, propre, spécifique, simple, subtil, va conditionner le « dire » suivant.
Entre deux « dits », se produit un phénomène particulier qui implique radicalement notre être profond, notre être entier, ce que les anglo-saxons nomment le « self».
Ce phénomène d’une simplicité indescriptible, d’une rareté époustouflante conditionne « ici et maintenant » l’existence de notre être dans sa réalité individuelle et dans la Réalité du monde.
Ce phénomène simple, rare et subtil, source d’une joie ineffable est ce que véritablement on peut qualifier d’ « expression de notre être ».
Ce phénomène, au sens phénoménologique du terme, « expression de notre être », affirmation de notre désir, est cela même qui nous permet de nous sentir réel.
Une façon de retourner la célèbre phrase de Descartes : « Je pense donc je suis » en : « Je suis donc je pense » !
En conclusion sur la question du silence strict nous pouvons dire que le langage sous-tend le désir d’échanger avec l’autre, le langage est interpénétration avec autrui, il est processus de liaison.
En effet le lien imaginaire, fondamental, archaïque à la mère étant rompu, le cordon coupé, l’enfant est séparé de la mère.
Dans cette distance, dans cette fente, quelque chose doit impérativement être mis en place. Et ce qui va venir combler ce manque, n’est autre que le langage.
Et le langage est un système symbolique, symbolique parce que des signes viennent se mettre en place d’une chose !
Dire le monde à un autre, implique que l’on reconnaisse en préambule que l’on est séparé de cet autre-là. La reconnaissance du fait que l’on est fondamentalement séparé de l’autre est du même ordre que la reconnaissance du silence vrai.
Ne pouvoir accepter d’être séparé passe pour certains par le refus de dire le monde.
Donc renoncer à dire le monde revient à se taire, c’est-à-dire à rester silencieux !
Le mutisme psychotique traduit le refus farouche, radical, de ne pas dire afin de ne pas être séparé. Le mutisme psychotique a pour fonction de maintenir l’illusion de recréer la Totalité (celle d’avant la séparation).
On voit que la question du silence se décline de façon différente suivant le niveau structurel du sujet.
Refus fondamental de la Loi chez le non-sujet psychotique afin de nier la séparation, ce que certains appellent la castration imaginaire (de l’ordre de la coupure ombilicale), pour être Tout.
Acceptation de la Loi chez le sujet réalisé psychiquement où la fonction du silence à valeur d’unification.
Goethe nous a déjà dit dans Faust que le sage et le fou recherchent presque la même chose.
Mais dans le presque il y a simplement toute la différence du niveau structurel qui fait que l’un est sujet, parce que séparé, et l’autre non.
L’un cherche le silence comme une mort psychique (mort) mais une mort qui garantit la permanence de ce qu’il y avait avant la naissance, avant l’existence (et ex-istence veut dire être placé à l’extérieur) tandis que l’autre recherche le silence comme une mort (Mort) qui donne la vie psychique (Vie).
L’un refusant la petite mort meurt sans fin, l’autre recherchant sans fin la petite mort demeure Vivant !
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