Introduction.
L’aigle bicéphale nous introduit dans le registre de la bifurcation, deux têtes, deux pouvoirs, comme jadis le monde romain se scinda en deux empires ; d’Orient et d’Occident.
Cet aigle à deux têtes, blanche et noire, nous immerge dans le registre du lumineux et de l’obscur, du bien et du mal, du bon et du mauvais, bref de l’ambivalence et du manichéisme.
Ainsi l’ambivalence serait au cœur de ce symbole.
L’aigle tout d’abord.
L’aigle représente l’oiseau de feu, l’oiseau solaire, il symbolise la transcendance et, en effet, il vole haut, très haut, et sa façon de se fondre au ciel l’a fait assimiler à un ange déployant ses ailes dans les cimes.
Pindare en a fait l’ « oiseau qui dort sur le sceptre de Zeus ».
C’est encore l’oiseau qui détruit le « mal », le tueur de serpents, et en tant que tel il représente la Parole vivifiante et il est à ce titre emblématique de Saint-Jean l’évangéliste.
Il plane au-dessus des contingences matérielles, sa vue perçante le rend clairvoyant et l’assimile une fois de plus au « soleil qui voit tout ».
Voilà un petit tour d’horizon de la symbolique de l’aigle à une seule tête, celui qui ne souffre aucune ambiguïté.
L’aigle bicéphale à têtes blanche et noire.
Mais déjà certains ont pu discerner une première brèche, une première scission dans la représentation symbolique de l’animal, ses ailes déployées ont frappé l’imagination et deux axes associatifs d’idées en ont découlés pour en faire soit « l’aigle éclair » des chasseurs/guerriers nomades adorant les divinités ouraniennes soit « l’aigle croix » des agriculteurs sédentarisés adorant les divinités de la terre.
Voilà donc un premier dédoublement de notre aigle avec une tête lumineuse, mâle, céleste et une tête sombre, femelle chtonienne.
Et cette seconde tête, tête noire, de la Terre noire, va symboliser le côté sombre de l’oiseau de proie aux serres acérées.
Cette Terre noire, Terre archaïque, a pour emblème le serpent et par un renversement du symbole nous verrons la représentation de la Mère, Bonne Mère cette fois, fouler aux pieds le serpent.
Alors il est nécessaire d’aller aux sources, de visiter la symbolique extrême-orientale, Indienne plus exactement, et d’y puiser, dans la figure de Vishnou, la confirmation du lien unissant l’aigle et le serpent.
L’aigle à deux têtes blanche et noire ; l’aigle et le serpent.
Mais l’aigle et le serpent, le bien et le mal, la lumière et les ténèbres, sont à interpréter, ici, sur un autre plan que celui stricte de l’ambivalence.
Il s’agit de mettre en exergue que l’élévation de l’âme humaine vers les cimes implique impérativement l’exploration des profondeurs de la psyché dans un souci d’équilibre.
Pas de conscience élaborée sans un travail sur les profondeurs inconscientes de l’être.
Ainsi l’aigle symbolisant l’unité psychique, la transcendance et l’élévation spirituelle dans les sphères célestes nous invite impérativement à visiter notre part des ténèbres sous peine de constituer une scission, un clivage, de notre appareil psychique.
Et cette invitation nous la connaissons déjà avec la formule alchimique VITRIOL.
L’élévation, l’aigle, implique de façon concomitante la visite des profondeurs de la terre, le serpent, et cela garantit l’harmonisation des énergies psychiques.
Car, si ce travail d’exploration des soubassements n’est pas effectué, le risque fondamental pour la psyché est que ce qui est défini comme « blanc », comme « bon », comme « lumineux », ne correspondent pas réellement au « blanc », au « bon », et au « lumineux » mais à une leurre, à une illusion, à une fantasmagorie des mêmes qualités.
C’est comme si le sujet projetait sur ce qu’il pense être ces qualités des aspects qui lui sont propres, mais des aspects non élaborées, non mentalisées, et qui sont encore, pour lui, de l’ordre du conflit et de la scission.
Des éléments hostiles, haineux, non reconnus seraient ainsi projetés sur les dites qualités.
Cela explique comment l’ « idéalisation » est en même temps la mère de nombre pages tragiques de l’histoire où tel peuple, telle ethnie, telle religion, telle idéologie, sont marqués irrémédiablement du sceau de l’infamie et, à ce titre, susceptibles d’être éradiqués, persécutés.
Un dicton populaire nous dit même que « le diable n’est pas si noir qu’on le fait » !
Ce qui nous signifie que le dit diable est avant tout la construction et la projection qu’on en fait.
On ne peut donc s’élever sans risque pour sa santé mentale si l’on fait l’économie de la connaissance de ses profondeurs.
Chiron.
Nous allons évoquer à ce point du discours la figure de Chiron. Chiron le Centaure, le guérisseur, le pédagogue, le thérapeute, celui qui harmonise le ciel et la terre, la nature divine et la nature animale.
Etymologiquement Chiron signifie main qui guérit.
Un Centaure donc, mi-homme mi-cheval, mais un Centaure dont la partie supérieure humaine, ou divine selon la métaphore, contrôle parfaitement la nature inférieure, corporelle, animale également selon la métaphore.
Mais il s’agit de contrôle jamais de reniement de la partie inférieure ou animale.
Et c’est ce contrôle « parfait » de la partie animale qui fait sortir Chiron de la catégorie brutale, pulsionnelle et violente des autres Centaures, qui eux, pour le coup, ne maîtrisent pas le moins du monde leur partie animale.
On peut même énoncer que Chiron sortant de la catégorie des personnes sans contrôle sur elles-mêmes devient par là-même un Chevalier.
Chiron est le fils de Saturne et nous savons que Saturne, le Chronos grec, représente le symbole même des limites.
Et nous n’oublions pas, quand nous parlons du travail de sublimation effectué par Chiron, le signe zodiacal du Sagittaire, qui montre Chiron le Centaure, décocher une flèche vers le ciel.
Le sens du combat, dorénavant, n’est plus celui de la vengeance, de la haine, du conflit, du meurtre, mais assurément celui de l’atteinte du Ciel.
Chiron décoche la flèche sagitta qui signifie savoir et sagesse.
Et Chiron le sage qui décoche la flèche dont la cible est la Connaissance évoque pour nous la déesse Athèna en personne qui sort du crâne de Zeus toute armée et qui symbolise également que, dès lors, la Connaissance est le but ultime.
Elle deviendra la déesse de la sagesse.
L’Aréopage.
L’Aréopage dans la Grèce antique siégeait sur la colline d’Arès, d’où son nom, car c’est le lieu même où Arès en personne fut jugé et acquitté par les autres dieux pour le meurtre d’Halirrhotios, un fils de Poséidon, qui avait violé ou tenté de violer une de ses filles nommée Alcippé.
L’Aréopage représentait la juridiction la plus réputée pour ses compétences et sa sagesse.
Elle était particulièrement chargée de la justice criminelle et plus particulièrement de la détermination de la dimension volontaire d’un crime, autrement dit elle se devait de statuer sur la question de la préméditation.
Ainsi l’Aréopage est emblématique de la justice exercée avec discrimination, sérénité, sagesse.
Il s’agit de la naissance du droit, car auparavant, dans la Grèce antique, l’Etat ne s’occupait pas de justice et les meurtres étaient vengés par les familles, par une sorte de « vendetta ».
Et les Erinnyes, divinités de la terre, divinités chtoniennes, représentaient, symbolisaient, la colère de la Terre – Mère par rapport à de tels meurtres surtout s’ils survenaient dans le contexte familial.
Mais avec la naissance du droit, les vengeances, la loi du talion, toutes ces vieilles conceptions archaïques de la justice humaine vont cesser.
Et les Erinnyes elles-mêmes vont devenir les Euménides à l’instigation d’Athèna.
Ainsi il apparaît que la justice représente un maillon fondamental dans la gestion des conflits, des meurtres et autres entorses graves à la paix des sociétés humaines.
L’Aréopage est le lieu même de l’opposition Arès/Athèna, et il représente en cela une réponse au conflit d’ambivalence.
Origine de l’ambivalence et origine de la solution à l’ambivalence.
Au commencement de la vie représentative l’enfant est confronté aux frustrations, sa mère est accaparée par les autres enfants, la naissance d’un puiné, son travail, et quantités d’autres choses.
Le sein jadis « bon » et gratifiant devient peu à peu « mauvais » et l’enfant lui-même avec l’apparition des premières dents est capable de le mordre.
L’enfant est confronté à un réel frustrant et menaçant et dans le même temps il est lui-même en proie, et c’est peut-être le plus angoissant pour lui, à sa propre agressivité, à sa propre violence…
Et à ce stade d’immaturité et de non-reconnaissance claire ou de non-distinction entre l’extérieur et l’intérieur, il va vivre dans l’horreur apocalyptique de la crainte des mauvais objets qu’ils soient internes ou externes.
Car, certes, il est lui-même dépositaire des angoisses archaïques de son espèce, les meurtres, les génocides, les massacres que l’homme perpétue depuis des dizaines de milliers d’années sont engrammés en lui.
D’où les angoisses de mort, les pulsions de mort, les terreurs nocturnes qui l’assaillent de-ci de-là.
Bref, la peur terrible d’être agressé par les « mauvais objets », le « mauvais sein », la « mauvaise mère » déploie en lui une agressivité colossale et, en retour, des fantasmes d’agression des « mauvais objets », du « mauvais sein », de la « mauvaise mère ».
Mais tout cela est imaginaire et les fantasmes d’agression de l’enfant envers sa mère vont générer petit à petit des angoisses tout aussi terribles que les précédentes mais d’une tonalité différente.
En effet il va terriblement craindre que ses attaques ne fassent disparaitre sa mère, ne l’endommage.
Et ce sont les temps de disparition réelle de sa mère qui vont activer très fortement ces angoisses.
Il va se culpabiliser et la priorité, dès lors, n’est plus de craindre les attaques par les mauvais objets mais de s’assurer de la « réparation » de l’objet maternel.
Ainsi l’enfant par peur de son propre potentiel d’agression, qui ferait disparaître l’objet d’amour, renonce à son agressivité et naît à la sollicitude.
Confronté à la haine fantasmatique il n’a pas d’autre choix, s’il veut vivre, de renoncer à l’agression et de s’organiser vers la réparation, la sollicitude et l’amour.
Ainsi la peur d’endommager l’être auquel il est le plus attaché, dont il dépend complètement, lui impose de renoncer à la haine pour pouvoir continuer à vivre psychiquement.
Le développement normal de l’enfant nous montre le chemin de la vie psychique (Vie).
Car l’enfant qui choisirait, à ce stade, la haine est un enfant qui ne pourrait se développer, qui ne saurait se maturer, et qui, donc, renoncerait à son humanité pleine et entière.
C’est en ce sens que l’on peut dire, en suivant Apulée, que Psyché n’est véritablement elle-même qu’unie à Amour.
Il en est de même pour nous, ne pas renoncer à la haine, est le chemin qui nous éloigne de notre humanité.
L’âme humaine, ou l’être de l’homme, ne s’accomplit, ne s’épanouie, ne s’immortalise que dans l’amour.
Ce que répètent inlassablement les Maîtres tibétains pour lesquels seul le renoncement à la haine permet de contempler ce qu’ils décrivent comme une « Luminosité aimante » origine du monde et des êtres.
Que nous enseigne Chiron ?
Mais reprenons le mythe de Chiron, il ne s’agit plus là du Chiron thérapeute, du sage, mais du Chiron porteur d’une blessure inguérissable.
Peut-être, lui-aussi, va-t-il nous montrer le chemin.
Chiron est immortel mais tout immortel qu’il est, il porte une blessure inguérissable.
Cette blessure inguérissable est due à une flèche d’Héraklès enduite du terrible poison que constitue le sang même de l’hydre de Lerne.
Chiron a été blessé lors d’une bataille opposant Héraklès et les Centaures, mais il faut préciser que Chiron est du côté de son ami Héraklès.
Chiron lutte contre ceux qui sont dominés par leur nature animale.
Au cours du combat Chiron est blessé malencontreusement par Héraklès au genou.
On sait que l’hydre de Lerne est un animal fabuleux avec un corps de chien ou de serpent et des têtes qui repoussent constamment lorsqu’elles sont sectionnées.
Certains y ont vu une métaphore de l’attachement, de l’avidité et du retour obsédant des désirs.
D’autres y ont décelé une allusion à une faute initiale, une sorte de péché originel, et d’autres encore y ont vu la pulsion de mort.
Les conceptions philosophiques asiatiques insistent sur les traces ou agrégats qui déterminent une nouvelle incarnation.
Le mot karma des Védas signifie littéralement « ce qui fait revenir ».
Nous retrouvons dans la Grèce antique, notamment, de multiples facettes de cette conception puisqu’elle est liée à l’entité linguistique et culturelle définie sous le label de « monde indo-européen » par, entre autres, Georges Dumézil.
Et en Grèce, effectivement, on retrouve la « Juste rétribution » ou justice divine, la « Diké », on a les Moires qui correspondent aux Parques romaines et qui filent inlassablement le fil de la destinée en fonction des mérites.
Et les philosophes grecs présocratiques, notamment Pythagore et Empédocle, et peut-être aussi Héraclite, évoquent fréquemment quelque chose de l’ordre de cette thématique.
Et Platon lui-même nous décrit dans des pages inoubliables du Phèdre ou du « mythe d’Er » de La République le retour des âmes sur Terre.
Mais si l’on refuse cet ordre d’interprétation de l’herméneutique on peut considérer la question sur le plan d’une origine génétique au sens élargi de « ce qui détermine ».
Freud nomme ces phénomènes de « fantasmes originaires » et Jung de « traces archétypales », d’autres ont évoqué un aspect transgénérationnel avec des traumatismes se répercutant de génération en génération.
Au bout du compte et en tout état de cause on peut interpréter ces phénomènes retrouvés en philologie et dire que la blessure inguérissable de Chiron serait liée à la renaissance sempiternelle des désirs obscurs de la pulsion de mort.
Ainsi l’immortalité de Chiron serait en fait le retour incessant et éternel de cette pulsion destructrice.
Chiron, le thérapeute, est donc un éternel souffrant et il demande à être délivré de son immortalité, ou du moins selon l’interprétation, de sa pulsion de mort qui renaît sans cesse, comme les têtes de l’hydre de Lerne.
Et cela lui sera accordé par Zeus.
En effet en échange de la libération de Prométhée, celui-là même qui est enchaîné sur le mont Caucase, Chiron perdra son immortalité mais sera placé au Ciel par Zeus.
Il sera donc immortalisé en la constellation du Sagittaire.
En renonçant au retour éternel de la pulsion de mort il est immortalisé.
Prométhée représente le Titan qui s’est impliqué en faveur de l’homme, il lui a apporté le feu.
Ce feu de la métallurgie qui a permis l’âge de bronze et avec lui les armes de bronze, fléau de l’humanité.
Pour Zeus c’était à l’homme lui-même de découvrir le feu, mais le feu intérieur, le feu de l’âme.
Au lieu de cela Prométhée a livré à l’humain le feu du Ciel, feu indu, feu illégitime, qui dans ses mains impies est devenu le feu destructeur du serpent.
Prométhée incarne ainsi la volonté de toute-puissance de l’homme, son désir pervers d’assujettir et l’autre et la nature, son esprit de rébellion contre la volonté de Zeus, contre la justice.
Et dans cette démesure prométhéenne, humaine, est à l’œuvre certainement quelque chose de l’ordre de cette pulsion de mort dont il est question.
Le renoncement à cette pulsion de mort est ce qui libère tout à la fois et Chiron et Prométhée et l’homme.
Et notre aigle qui ne cesse de dévorer, le jour, le foie de Prométhée régénéré la nuit, figure certainement la punition, l’atteinte de cet organe qui symbolise justement et la colère, et le fiel, et l’animosité.
Ainsi c’est la méditation de Chiron sur ce retour sans fin des attachements de désir et de la pulsion de mort, qui en est la conséquence, qui a fait de Chiron le célèbre thérapeute, le fameux pédagogue et le sage sublime qu’il est devenu.
Et c’est sa rencontre avec Prométhée, celui qui incarne l’intellect au service de la satisfaction sans fin des besoins, qui a permis la résolution pour ne pas dire la liquidation de l’enchaînement ou de l’aliénation et de l’un et de l’autre.
Comments: no replies