Amphiaraos, fuyant, après la défaite des Sept contre Thèbes, est sauvé de la lance de Périclyménos par le coup de foudre de Zeus qui précipite le héros dans les profondeurs de la terre.
Et c’est là, qu’immortalisé par le dieu, Amphiaraos sera à l’origine d’un oracle célèbre, oracle reposant sur la mantique d’incubation.
La mantique d’incubation était dans l’Antiquité une divination reposant sur l’interprétation des rêves survenant dans un lieu sacré, temple, sanctuaire, source, grotte, etc.
Amphiaraos est un protégé d’Apollon et d’une manière générale Apollon, ainsi que sa sœur Artémis et ses fils Asclépios et Trophonios, sont fortement impliqués dans un ensemble de significations touchant à la clarté, à la lumière solaire, à la lucidité ou prise de conscience par la lumière (du latin lucidus « clair, lumineux »), à la santé ou la guérison.
Le fils d’Apollon Asclépios sera le dieu de la médecine et son autre fils, Trophonios, ainsi que son protégé, Amphiaraos, seront, quant à eux, liés à des lieux célèbres de connaissance de soi par les rêves.
Cette connaissance de soi par les rêves, fondamentalement thérapeutique, coïncide donc avec ce que nous appelons mantique d’incubation.
Le rêve devenant, à partir de cette dernière, le vecteur de la remontée vers la conscience d’éléments significatifs permettant le retour à l’harmonie apollinienne, à la santé psychique, à l’équilibre psychosomatique, à la guérison.
Delphes fait référence à l’Omphalos, au cœur du monde, et il focalise sur l’axe Terre/Ciel qui symbolise le flux ascensionnel des idées émergeant à la conscience.
Et justement cette bonne santé, cette guérison, sont clairement liées à la prise de conscience de ce qui, caché dans les profondeurs de l’Inconscient, remonte à la pleine lumière de la conscience.
Et le rêve est certes d’importance, lui qui collecte les éléments épars de représentations et de désirs émanant du monde de la relative inconscience du sommeil vers la conscience éveillée du rêveur.
On a cette cohorte d’élément idéiques et volitionnels émergeant, jaillissant, de la crypte, de la grotte, de la caverne et autres signifiants de l’inconscience, vers les sommets de l’Olympe représentants, au plan mythique, la conscience.
Du fond de la relative inconscience du dormeur des images se chargent et mettent en scène tout ce qui anime l’être humain pour en faire un récit, une orientation, une voie.
L’issue est lumineuse, l’issue est signifiante, l’issue est thérapeutique.
La bonne santé venant d’Apollon, dont le fils Asclépios est le dieu de la médecine, d’Artémis dont l’étymologie même du nom tourne autour de sain et de santé, est certes une conséquence de l’harmonie mais elle surtout due à la libération de la parole de l’inconscient, au « ça parle », et au « ça voir », de l’oracle de Delphes, jaillissant de la bouche de la Pythie, assise sur le trépied d’Apollon (triangulation), avant qu’elle ne soit interprétée par le prêtre du même dieu.
Les émanations provenant de l’Inconscient sont tamisées, comme passées au crible du trépied.
Et Apollon, « lumière solaire », représente, en quelque sorte, cette clarté qui émane de l’obscure anfractuosité, de la faille, de l’abîme, de la grotte du site sacré de Delphes.
Le culte d’Apollon est certes lié, dans ses balbutiements, aux profondeurs insondables de la Terre.
Et Artémis, la sœur d’Apollon, en tant qu’Artémis archaïque, Artémis d’Ephèse, est assimilée à la Grande-Mère, c’est-à-dire à la divinité terrestre, déesse de la connaissance et « mère de tous les savoirs ».
Apollon va prendre possession de Delphes et supplanter le vieil oracle des divinités maternelles pour le mettre au service du monde patrilinéaire dont il est un élément incontournable.
Pour ce faire il poursuit le dragon Python, qui représente les savoirs anciens, et le tue près de la faille sacrée. Python ou Delphyné se voyait chargé de protéger le vieil oracle de Thémis. Thémis, personnifiant la Justice, personnifiant la loi éternelle (Loi), est cependant la déesse qui enseigna à Apollon la divination.
Les jeux Pythiques seront fondés par Apollon après la mort de Python et en son honneur.
Ainsi le culte apollinien est bien d’essence chtonienne à l’origine puis il s’en éloigne au fur et à mesure que sa dimension « lumineuse », solaire et paternelle, devient son attribut essentiel.
Apollon vient réaffirmer la question primordiale de la lumière, et il vient pour la remettre au « centre » un peu comme les autres mythes qui souvent vont et viennent, qui mettent en avant un aspect, pour en perdre un autre tout aussi essentiel.
En effet cette Grande-Mère des dieux et des hommes, Cybèle en l’occurrence, était déjà au cœur, depuis des temps immémoriaux, de cette dialectique de l’obscurité et de la lumière.
Le culte d’Apollon est façon également d’insister sur la pertinence des anciennes dévotions à la Mère, anciens cultes chtoniens, mais, comme énoncé plus haut, tout en mettant en lumière la « lumière ».
Et il devient ainsi le dieu de la prise de conscience, de la « prise » de lumière, de l’harmonie liée à une lumière issue d’un astre sans tache par opposition à la lumière lunaire, blafarde et issue a contrario d’un astre entaché.
La Grande Déesse, du fond des âges, régissait tous les aspects de la vie et de la mort ou plus exactement de la mort et de la renaissance.
Et cet aspect de la vie et de la mort s’articule sur la dialectique obscurité/lumière.
Elle présidait au passage de la mort à la renaissance, c’est-à-dire de l’invisible au visible.
Mais dans son aspect le plus terrifiant elle représentait également celle qui donne la mort et qui par conséquent déterminait le passage du visible à l’invisible.
L’axe obscurité/lumière qui représente donc la thématique prévalente de la Grande Déesse se déclinait selon plusieurs modalités fondamentales.
Le premier mythème représente la Grande Mère comme étant celle qui assure le don de vie, et en tant que telle elle est la déesse de la fertilité.
Et donner la vie revient à faire passer, un être nouveau, de l’obscurité à la lumière du jour. Et, a contrario, reprendre la vie (Kali ou Déesse indienne qui lui correspond) revient à propulser le mourant de la lumière du jour à l’obscurité de la mort (Tartare ou Érèbe).
Le deuxième mythème fondamental, conséquence du premier, est que pour donner la vie, pour faciliter la conception ou la procréation, il est impératif de favoriser la sexualité, de favoriser le feu sexuel, le feu de la position phallique, mais le feu de la position phallique est en correspondance avec le feu génital de la femme. Bachelard dans sa Psychanalyse du feu nous montre un personnage féminin poursuivi par un homme et qui, soudain, s’assoit sur le sol, les jambes écartées et « … empoignant la partie supérieure de son ventre, (…) lui imprima une bonne secousse et une boule de feu roula sur le sol, hors du conduit génital »1.
Le feu génital masculin est donc bien en correspondance avec le feu génital féminin.
Le but essentiel du culte de la Grande Déesse est de favoriser le feu sexuel, de promouvoir la sexualité dans une perspective de procréation.
Comme on vient de le dire, Cybèle, la Grande Déesse, est avant tout une déesse de la fertilité.
Il s’agit d’assurer la pérennité du feu sexuel, de la puissance phallique, c’est le sens du renouveau ou de la résurrection d’Attis le « jeune dieu sans cesse mourant et renaissant »2.
Le troisième mythème lié à la Grande Déesse nous montre, qu’après l’encouragement et la facilitation du désir sexuel dans cette perspective de reproduction, il y a focalisation sur l’aspect mort/renaissance dans le sens d’une espérance en le retour de la vie après la mort, espérance en un au-delà.
D’où les tertres mégalithiques, l’orientation des chambres funéraires permettant aux rayons solaires, lors du solstice d’hiver, de pénétrer à l’intérieur de ladite chambre funéraire. L’illumination, physique, signifiant le renouveau, le retour, la régénération.
Comme le soleil levant a toujours symbolisé le retour, avec le jour, de la vie.
On est dans le registre mythique universel de la roue des morts et des renaissances.
Le troisième mythème va se compléter, s’enrichir progressivement et l’espoir d’un renouveau, d’un retour, va devenir « qualitatif ». Il va s’agir avant tout de revenir dans une existence « améliorée ».
Et cette recherche d’une vie future meilleure, essence même de la dimension sotériologique, cette quête du « salut » va constituer le quatrième mythème d’importance du culte de la Grande Mère.
Et c’est cet aspect, cette recherche du « salut » qui expliquera l’essor des cultes dionysiaques, des philosophies orphiques et pythagoriciennes, des mystères notamment d’Eleusis et de Samothrace et finalement des religions, religion de Mithra, et Christianisme qui supplantera cette dernière.
L’aspect phallique est fondamental en ce qui concerne l’assurance d’un « retour », d’un « salut » et c’est en cette vertu apotropaïque, du signifiant phallique, que réside la garantie de ce qui améliorerait l’existence à venir.
D’où les représentations, déambulations, exhibitions d’objets phalliques lors des mystères qu’ils soient dionysiaques, d’Eleusis ou autres. D’où les fresques tombales telles que le « plongeur étrusque » donnant l’assurance que le saut vers l’inconnu, l’inconnu de la mort, l’inconnu de l’au-delà, sera suivi d’une renaissance, d’un renouveau de meilleur aloi.
Il s’agit bien de la garantie d’aller, de « voguer » vers de « bonnes terres ».
Et là, « amélioration » sonne comme « réalisation ».
Pour les Antiques cette question de la « réalisation » était peu ou prou liées à d’autres interrogations tournant autour de l’ « activation de l’âme », du « principe directeur », de l’« unification » de Psyché et avec elle, de l’être.
Et cette conception de l’être était également au carrefour d’autres notions fondamentales telles que « Paradis », « Olympe », « Champs Elysées » « Iles des Bienheureux », etc.
Les notions d’ « immortalité symbolique », d’ « immortalité de l’âme » représentaient, selon certaines interprétations du moins, une sorte de continuum par-delà les existences, une espèce de pérennité de l’âme qui, « activée », n’aurait pas connu la dissolution.
Et c’est l’installation dans l’être qui était garante, pour les Anciens, du retour de la vie selon de « bonnes modalités ».
Mais la question de la « réalisation » éthique, la question du salut nous amène au 5ème volet de la Grande-Déesse et cet aspect, ce volet, est la question de la connaissance.
On sait que la Grande-Mère est la mère de « tous les savoirs ».
Et le passage de l’obscurité à la lumière, dans sa polysémie, se décline selon une série de plans, plans qui concernent le passage de la mort à la vie, le passage de la « petite mort » au retour de la puissance phallique, le passage de la mort psychique à la vie psychique (Vie), le passage de l’obscurité de l’ignorance à la lumière de la connaissance.
Et ce passage de l’obscurité de l’ignorance à la lumière de la connaissance s’origine dans le flux des représentations, dans la suite des représentations objectives ; prises, comprises, déprises.
Et ces représentations chaque fois abandonnées, chaque fois mourantes tout en accouchant d’une nouvelle représentation, sont toutes tenues par le fil de la secondarité qui seul unifie et assure la cohérence et, in fine, la connaissance.
Le fil de la secondarité dans la perspective du culte de la Grande Mère est à la fois ce qui lie deux représentations comme deux existences. Et cette façon de voir se retrouve également dans les Vedas.
C’est donc par cet incessant flux de R1 à R2 que s’opère la fécondation du réel en Réalité.
L’inter-dit, l’espace entre deux représentations du déroulé psychique, peut également représenter, métaphoriquement, les profondeurs ténébreuses du corps féminin, le cœur des ténèbres qui suscite le désir, qui est à l’origine d’une nouvelle vie, qui permet la re-naissance au plan de l’esprit et qui fait revenir « meilleur », et qui permet également la connaissance.
C’est bien pourquoi, de tout temps, il fut considéré comme l’ « antre secret de la connaissance »3.
La question est d’importance.
De R1 à R2, en ce point où tout fini, s’originerait quelque chose de l’ordre de l’infini, d’un éternel recommencement, d’un éternel retour. Et cette fin éternelle et cet éternel recommencement concernerait tout à la fois les plans existentiel, sexuel, unitif et cognitif.
Ce point où tout s’arrête et où tout recommence est aussi le point, le bindu, autour duquel se meuvent tous les termes de la dualité.
Revenons à la mantique d’incubation et au processus impliqué pour le retour à la santé, à l’harmonie du corps et de l’esprit, par l’interprétation des rêves.
Les éléments structurels retrouvés sont :
1. L’impérieuse nécessité d’aller au-devant de la révélation, de la vouloir ardemment, de la provoquer.
2. Le cérémonial implique toute une préparation ; ablutions, sobriété, jeûne, abstinence, prière, sacrifice.
3. Le rituel doit se dérouler dans un lieu spécifique le plus souvent un temple, mais cela peut également être source, grotte, ou autre.
Il peut y avoir consommation d’une eau dite de l’Oubli et a contrario d’une eau de Mémoire.
Il y a souvent déambulations à travers des anfractuosités, des grottes, des boyaux profonds, humides et obscurs parfois franchis, pieds devant ou en hauteur, ce qui peut faire évoquer la renouveau ou la re-naissance.
Il peut y avoir des chocs sur la tête avec des voix qui s’ensuivent et qui seront interprétées.
4. Le rituel s’effectue dans le cadre stricte d’une institution religieuse, le plus souvent dédiée au dieu Apollon.
5. Le sens du rêve ou des rêves est donnée par le prêtre et donc par un agent de l’appareil sacerdotal du même dieu Apollon.
6. Le travail sur le rêve est donc strictement un travail de l’ordre de l’interprétation.
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1. Bachelard Gaston La psychanalyse du feu – Le complexe de Novalis – p. 65 à 66.
idées/gallimard.
2. Markale Jean La grande déesse – Mythes et sanctuaires Albin Michel p. 133.
3. Markale Jean La grande déesse – Mythes et sanctuaires Albin Michel p. 69.
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