En référence à l’ouvrage de Carlos Castaneda ; L’herbe du diable et la petite fumée (Le soleil noir).
Cet ouvrage est magistral quant à l’exposition de la conception magique du monde par un Indien Yaqui dont le peuple vit aux confins de la Californie et du Mexique.
Cette « magie », comme on peut s’en rendre compte au fil des textes relatant les aventures de Don Juan, le sorcier, qui va devenir véritablement l’initiateur de l’auteur, Carlos Castaneda, anthropologue, sous-tend une théorie extrêmement féconde de la psychologie humaine et des stades de développement, de maturation, de Psyché.
Peut-on concilier ces vieilles et très anciennes conceptions de l’humanité avec ce que la psychanalyse nous enseigne des stades de développement de la pensée.
Les fantasmes patiemment mis à jour sur le divan du psychanalyste et dont l’élaboration constitue le socle thérapeutique de la guérison en assurant le passage de la prégénitalité dissociée à la génitalité unifiée sont-ils de nature fondamentalement différente des fantasmes sous-jacents aux manipulations, aux mises en scènes, aux paroles, aux gris-gris du shaman, du sorcier ?
En tout cas la compréhension du monde qui en résulte et surtout de l’homme, de celui qui pose des « quoi ? » n’est certainement pas moins pertinente et, certes, elle a le mérite de ne pas scinder l’homme, de ne pas le couper de son environnent, de son état de nature.
Le fait de fumer est indissociable d’un ensemble symbolique constitué de l’eau, du feu, de la fumée et avec elle de l’occultation pénétrante du réel, de l’estompement des limites du corps (intérieur – extérieur), de l’axe Terre/Ciel.
Et fumer et notamment fumer des cigarettes évoque en tout premier lieu la question de l’oralité.
L’oralité est en lien avec le stade de développement psychique le plus ancien, le plus passif, le moins structuré.
Et c’est cette passivité qui nous amène à considérer la question du symbole eau.
L’eau est en effet l’élément le plus « docile », qui prend sans résister toute forme qu’on lui donne, il s’adapte à tout, se plie à tout et la seule force qu’il peut développer est liée à l’inertie parfois colossale de sa masse, de sa forme.
Mais c’est cette extrême plasticité, extrême docilité, extrême passivité, qui soudain amène une mutation, comme un trait yin trop fort se transforme en yang dans le Yi-King chinois, comme la concentration passive de poussière dans l’espace sidéral « allume » le réacteur thermonucléaire d’une étoile, comme l’acceptation stoïcienne de « ce qui vient comme ça vient » permet d’entrevoir quelque chose de l’ordre de la raison universelle (Raison), comme la soumission absolu à ce qui se manifeste, soudain, permet l’éclair de la conscience et de l’action juste.
L’acceptation absolue de l’ « eau » allume le « feu » !
Dès lors les dialectiques passivité/activité et eau/feu sont irrémédiablement associées.
C’est pourquoi l’axe symbolique eau/feu, doublé de l’axe symbolique passivité/activité nous propulse dans le domaine de la sexualité, du moins des pulsions qu’elles soient non-unifiées donc partielles ou unifiées et donc intégrées à la génitalité adulte.
Mais on aurait tort de considérer que seuls les domaines de la sexualité ou des pulsions sexuelles ou de la libido sont concernés, à travers eux c’est toute la question de l’organisation des cognitions qui est posé.
Les stades de développement de la sexualité sont indissociables des stades de développement de la connaissance.
La hiérarchisation, l’organisation et l’unification des pulsions conditionnent la hiérarchisation, l’organisation et l’unification de la pensée qui, aboutie, devient dès lors la Pensée.
Ainsi le fait de fumer nous immerge dans cette ligne symbolique eau/feu, passivité/activité et met en exergue, particulièrement la problématique phallique.
Le tabac, végétal issu de la terre mère, allumé se consume par le feu et la fumée qui en résulte ascensionne vers le ciel père sous forme de particules.
La fumée « matérialise » l’axe terre/ciel.
Et cette fumée qui monte vers le ciel est partagée, inhalée, par tous les participants, et le « ciel » est témoin de cet accord, de cet échange, de cette harmonie.
Telle est la fonction symbolique du calumet dit de la paix.
Revenons à notre fumeur dont la cigarette, le cigare, le « pétard » ou le tuyau vient se coller sur la bouche et plus particulièrement sur les lèvres.
On a évoqué la dimension orale de la bouche et le remplissage alimentaire que cela sous-tend, les lèvres, quant à elles, impliquent une connotation sexuelle, un rôle féminin sexuel ; une zone féminine sexuelle (les grandes lèvres).
Et le contact sur les lèvres de ce qui se fume peut assumer la fonction, symboliquement, du remplissage, du colmatage, et ainsi revêtir une dimension phallique active pour peu que d’autres éléments symboliques s’y rajoutent.
Et ces rajouts sont bien évidemment le canal ou le tuyau ou la tige ou le tube et le feu qui y est associé.
Et le feu et la tige évoquent avec force la férule du feu volé de Prométhée.
Et cette férule, plante proche du fenouil, servait en Grèce à transporter le feu, et certains affirment même que les premières flammes olympiques auraient été ainsi transportées.
On pouvait en extraire une gomme dont certains prétendent qu’elle possédait des vertus aphrodisiaques.
Et lorsque l’on évoque la figure de Prométhée on sait que l’on se situe dans le registre du désir sexuel et du feu transformateur.
Ainsi ce qui agite une symbolique orale, passive, de remplissage, de colmatage, d’un manque fondamental, ce qui s’agite pour libérer des sons, des mots, vecteurs d’idées, se doit d’affirmer, de revendiquer, par le fait de fumer, le rapport au feu et à la dimension phallique.
La cigarette ou équivalent tenu par les lèvres vient, par son côté ostentatoire, démontrer que celui qui parle, qui prend la parole, « en a » !
Et le premier message de la communication est bien de dire ; « regardez ce n’est pas un orifice pénétrable qui vous est présenté mais bien un phallus pénétrant ».
Et le brûlon de la cigarette et sa rougeur incandescente attestent quelque chose de l’ordre du feu de la passion, de la pulsion et de l’ardeur désirante.
L’épouvantable manque se trouve ainsi paré des triomphants attributs du Phallus !
Et le phallus est porteur de chance, il lutte contre le mauvais sort, le mauvais œil, il garantit à la parole d’être d’or, au verbe d’être magnifique et persuasif sur le forum, à l’assemblée, au tribunal, sur le plateau télévisé.
Mais le feu sublime de la cigarette ou de la pipe produit aussi la fumée opaque qui camoufle, qui masque, qui fait écran, et qui, inhalée, file vers l’intérieur, vers l’intimité des corps et qui rejetée se retrouve dans l’environnement commun.
Il y a une sorte d’osmose dans ses flux et reflux des particules aériennes de la fumée, combustion des produits de la terre.
Mais les symboles du feu sont là ; la purification, la combustion de l’illusion que représente le réel, la capacité à transformer le réel en Réalité, car le feu métaphorise la Loi, n’oublions pas le buisson ardent de Moïse sur le mont Sinaï.
Alors cet axe terre/ciel, eau/feu, passivité/activité, oralité/position phallique, peut se retrouver énoncé au plan cognitif dans la ligne allant, pour notre sorcier Yaqui, de la position de peur fondamentale à la clarté absolue de l’esprit, mais clarté absolue qui ne soit point un leurre.
Comment donc réaliser cette ascension cognitive, comment devenir un homme de connaissance ?
Telle est la question posée par notre anthropologue à Don Juan, notre sorcier Yaqui.
Et pour la réponse du Maître, reprenons pas à pas le texte de Carlos Castaneda.
Pour Don Juan devenir un homme de connaissance implique la victoire sur quatre ennemis naturels, « … tout le monde peut essayer de devenir un homme de connaissance ; en fait fort peu y réussissent, et cela est bien naturel. Les ennemis qu’un homme rencontre dans son apprentissage pour devenir un homme de connaissance sont réellement effrayants, la plupart succombent devant eux (p. 105) … »
Carlos demande avec insistance à Don Juan de lui dire « quels sont ces ennemis ».
Et c’est alors que Don Juan commence à expliciter cela.
« … Lorsqu’un homme commence à apprendre, ses objectifs n’apparaissent jamais clairs. Son but est douteux, ses intentions vagues. Il espère obtenir des choses qui ne se matérialiseront jamais car il ignore tout du rude labeur de l’apprentissage. Il commence à apprendre lentement – miette par miette d’abord, puis par grandes lampées. Ce qu’il apprend ne correspond jamais à ce qu’il se représentait ou s’imaginait, et graduellement la peur s’infiltre en lui. Apprendre n’est jamais ce que l’on pense. Une épreuve nouvelle marque chaque étape de la connaissance et la frayeur qu’éprouve l’homme s’accroît, irrépressible, impitoyable. Le terrain de sa quête devient un champ de bataille.
Ainsi, il trébuche sur le premier de ses ennemis naturels : la Peur ! Un ennemi terrible – traitre et difficile à dominer. Il se cache à tous les tournants du chemin, rôdeur, attentif. Et là, l’homme terrifié en sa présence, s’enfuit, son ennemi aura mis fin à sa quête (p. 106 – 107) … »
« Que peut-il faire pour surmonter cette peur ? » demande Castaneda.
« … La réponse est très simple. Il ne doit pas s’enfuir. Il doit faire face à sa peur et, malgré elle, accéder à l’étape suivante de l’apprentissage, puis à la suivante et ainsi de suite. Même totalement imprégné par la peur il ne doit pas s’arrêter. C’est la règle ! Et le moment viendra où son premier ennemi battra en retraite. L’homme commencera alors à se sentir plus assuré. Sa volonté se renforcera. Apprendre ne lui apparaîtra plus comme une tache effrayante. Quand survient ce moment de joie, l’homme peut dire sans hésiter qu’il a défait son premier ennemi naturel (p. 107) … »
« … Une fois la peur dominée l’homme en est libéré pour la vie entière car à la place de la peur il a acquis la clarté – une clarté d’esprit qui efface la peur. A ce niveau l’homme connaît parfaitement ses désirs; il sait aussi comment les assouvir (p. 108) … »
« … Et ainsi doit-il faire face à son second ennemi : la Clarté ! Si difficile à obtenir, elle a éliminé la Peur, elle peut aussi l’aveugler.
Elle entraîne l’homme à ne jamais douter de lui-même. Elle lui donne la certitude de pouvoir accomplir tout ce qu’il désire… Il se montre courageux parce qu’il est clairvoyant, téméraire parce que lucide. Mais illusion que tout cela… Si cet homme se complait dans le mirage de ce pouvoir il aura succombé à son second ennemi et trébuchera sur le chemin de l’apprentissage.
… Au lieu de devenir un homme de connaissance il se transformera en un guerrier sans objectif, peut-être un clown (p. 108)… »
– « Que doit-il faire pour ne pas être vaincu ?
– Il doit faire comme avec la peur : défier cette clarté et l’appliquer uniquement à voir, attendre patiemment et considérer avec soin chaque nouvelle étape avant de s’engager à la franchir ; il doit garder présent à l’esprit, avant tout, que cette clarté est presque une méprise. Et un moment viendra où il comprendra qu’elle n’était qu’un point devant ses yeux. Ainsi il aura dominé son second ennemi et atteint à un état où rien, plus jamais, ne pourra le heurter.
Et cette fois il ne s’agira pas d’une illusion, ce ne sera plus seulement un point devant ses yeux mais un pouvoir véritable.
Il saura alors que ce pouvoir à la recherche duquel il s’était lancé se trouve enfin en sa possession. Il peut accomplir tout ce qu’il veut… Sa volonté est souveraine… Mais en même temps il a croisé son troisième ennemi : la Puissance !
La puissance est le plus fort de tous les ennemis, et bien sûr le piège dans lequel l’homme tombe le plus facilement; après tout ne se sait-il pas vraiment invincible ? Il commande… puis il en arrive à dicter sa loi, parce qu’il est un maître.
Parvenu à ce stade l’homme peut à peine prendre conscience de l’approche de son troisième ennemi. Et soudain, sans même le savoir, il aura certainement perdu cette bataille. Son ennemi aura fait de lui un homme cruel et capricieux.
… Un homme, s’il a été dominé par la puissance, meurt sans même savoir comment s’en servir. Cette puissance n’est qu’un fardeau dans son destin. Un tel homme ne peut se contrôler lui-même et demeure incapable d’employer sa puissance (109 – 110)… »
– Et comment dominer ce troisième ennemi ?
– Il faut l’affronter volontairement. L’homme doit arriver à comprendre que cette puissance apparemment conquise ne lui appartient pas réellement. A tout instant il doit contrôler sa route en utilisant soigneusement et loyalement tout ce qu’il a appris. S’il réalise que clarté et puissance, sans un parfait contrôle de soi-même, sont les pires erreurs, alors il atteindra un degré de parfaite maîtrise sur toutes choses. Il saura dès cet instant comment et pourquoi user de sa puissance et il aura défait son troisième ennemi.
L’homme aura donc atteint au terme de sa longue quête de la connaissance et, presque sans avertissement, surgira devant lui son dernier ennemi : la Vieillesse !
C’est l’ennemi le plus cruel, le seul qu’il ne pourra jamais complètement dominer ; mais seulement combattre.
Voici venu le temps où l’homme ne connaît plus la peur, ne laisse plus l’impatience troubler la clarté de son esprit, ne s’abandonne plus à la fascination de la puissance – mais c’est aussi le temps où l’envahit l’irrésistible désir de repos. S’il succombe à ce désir, s’allonge et oublie, s’il s’amollit dans cette lassitude, il aura perdu sa dernière bataille et son ennemi le réduira en une pauvre vieille créature. Son besoin de se retirer sera plus fort que toute sa clarté, toute sa puissance et tout son savoir.
Mais si l’homme repousse sa lassitude et poursuit sa vie selon sa destinée, alors il pourra être un homme de connaissance, pour autant qu’il demeure présent dans cette dernière et courte bataille contre son dernier et invincible ennemi. Cet instant de clarté, de puissance et de savoir suffit (p. 110 – 111) … »
A partir de ce texte de Carlos Castaneda reprenant pour partie les conceptions de Don Juan, mais certainement pour partie aussi des conceptions projetées par l’auteur et son univers cognitif nous pouvons assimiler le premier stade à l’élément eau.
L’eau et la luxuriance des idées, l’eau et Lune, l’eau et la représentation ou l’idée et l’attachement, mais aussi la représentation et la non application de la fonction symbolique ou loi de vie psychique (Loi).
Le sujet est envahi par les représentations, il ne peut les contrôler, ni les maîtriser.
Et certaines de ces représentations qui l’envahissent peuvent générer de l’angoisse et de l’insécurité. Et il ne pourra gérer ce phénomène, il ne pourra ni distancer ni en « métaboliser » les contenus.
Car vaincre la peur revient à ne jamais se laisser submerger, à ne jamais se « noyer » dans le flot des représentations. Il est dès lors impératif d’affronter les peurs, de les passer, de les dépasser.
Au cœur de la peur il faut pouvoir l’affronter, faire corps avec elle tout en la dénouant et ainsi s’en détacher.
Et sitôt la peur vaincue s’installe la clarté…
La clarté c’est la lumière et avec la lumière il y a la source de lumière, le feu.
Le feu représente l’origine de la position phallique.
Être sûr de son jugement, ne pas avoir de doute, foncer, c’est le monde du bélier.
Le risque en est l’impulsivité, foncer tête baissée puisque la peur n’existe plus.
Tête brûlée, manque de perspectives, impossibilité à différer et à anticiper. C’est la problématique psychopathique au sens nosographique du terme.
C’est suivre les idées auxquelles on s’est attaché sans attendre la suite naturelle et objective des représentations qui régule, qui ordonne, qui remplit les creux et abrase les pics.
Vaincre la clarté : la défier, ne pas foncer tête baissée, accepter le doute afin d’acquérir une vision plus juste, plus adaptée au réel.
Et la victoire sur la clarté ouvre la porte du pouvoir et de la puissance, le troisième ennemi.
La clarté sans l’impulsivité conduit ainsi au sentiment de toute-puissance, à la volonté maitrise absolue. L’homme devenu homme de pouvoir dicte les règles et ne voit plus d’entrave à son désir. Il tombe dans la démesure, dans l’hubris, il dicte ses lois.
Il accède à la dimension phallique, pulsion partielle non encore génitalisée.
L’absence totale de peur, le sentiment narcissique absolu de toute-puissance et de protection magique, l’ego surdimensionné convaincu de sa capacité à maîtriser le monde, tout cela contribue à la faillite morale, à la chute, à la catastrophe psychique, à l’échec tragique de cette existence humaine.
Car avec la toute-puissance et la maîtrise peut se profiler également quelque chose de l’ordre de la dimension anale sadique.
La solution réside dans le fait de parfaire ce qui a été déjà fait avec la clarté, il faut approfondir le travail sur les représentations dans l’intimité du moi, dans l’intimité du cœur, il est impérativement nécessaire d’assumer ce qui est de l’ordre de la fonction symbolique, de la loi de vie psychique (Loi), et ainsi d’« épuiser » en les défoulant les énergies psychiques des affects, des émois, liés aux idées. Et, subrepticement, s’extirper de la position narcissique infantile et glisser, presque sans s’en rendre compte, du moi au Soi.
Et là, à ce point là, ce qui était de l’ordre de la position phallique de pouvoir se transmue en position phallique génitalisée garante du respect, voire de l’amour, de l’autre comme de soi-même, et on peut parler à ce niveau de la vrai position de pouvoir, du vrai pouvoir (Pouvoir).
Et franchissant cette porte, au terme du voyage, au telos de l’existence humaine, l’homme se retrouve peut-être vieux, assis au seuil de sa porte, contemplant le soleil couchant.
Mais le temps est « vaincu », l’homme a réalisé vraiment le « être là », il est passé de l’ « étant » à l’ « être », il n’y a plus de périls…
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