En suivant pas à pas la lecture de Totem et tabou de Freud.
Depuis des temps immémoriaux la question du repas pris en commun revêt une importance majeure sur le plan symbolique et nous allons essayer d’en dégager des significations, aux confins de la mythologie comparée, de la philosophie, de la psychanalyse de l’inconscient collectif et de l’ethnologie.
Cette question, dans l’histoire de l’humanité ou plutôt dans sa préhistoire, semble s’amorcer avec la question du totem.
Qu’est-ce qu’un totem ?
D’une façon générale il s’agit d’un animal, comestible, inoffensif ou dangereux, avec lequel l’homme primitif entretient une relation d’un type particulier comme le montrent les phénomènes sociologiques suivants :
On peut porter le deuil de l’animal tué accidentellement.
Il existe une obligation sacrée qui défend de tuer l’animal totem et de manger sa chair.
Rituellement des fêtes sont organisées au cours desquelles l’animal totem est imité par des danses cérémoniales.
Lorsque l’animal est sacrifié, il est solennellement pleuré.
On peut se revêtir de sa peau, on peut prendre son nom.
On peut également prendre son image comme armoirie, ou se la tatouer.
Le totem est l’ancêtre du groupe et son esprit est protecteur et bienfaiteur.
Le totem se transmet héréditairement et le mode de transmission est le plus souvent maternel. On comprend aisément que ce système va rendre impossible pour un fils l’inceste avec sa mère ou sa sœur.
Partout où ce système est en vigueur il comporte une loi selon laquelle les membres du même totem ne peuvent en aucun avoir de rapports sexuels ou contracter mariages.
Tous ceux qui appartiennent au même totem sont en quelque sorte consanguins et forment une famille au sein de laquelle les rapports sexuels sont prohibés.
C’est la loi de l’exogamie qui demeure inséparable du totémisme.
La violation de cette prohibition est vengée par la tribu entière comme s’il s’agissait de détourner un danger qui menace la collectivité dans son ensemble.
La transgression est le plus souvent punie de mort.
Donc la question totémique en introduit une autre qui est celle du tabou.
Le tabou, mot polynésien, présente deux significations opposées, il est à la fois sacré ou consacré mais aussi dangereux, interdit et impur.
Les prohibitions taboues ne se fondent sur aucune raison, leur origine est inconnue, elles demeurent incompréhensibles, mystérieuses mais paraissent naturelles à ceux qui les subissent. Les prohibitions taboues les plus anciennes et les plus importantes sont représentées par les deux lois fondamentales du totémisme que nous avons vues tout à l’heure :
– On ne doit pas tuer l’animal totem.
– On doit éviter les rapports sexuels avec des individus du sexe opposé appartenant au même totem.
Le tabou est un acte prohibé que l’on pourrait avoir une tendance inconsciente à réaliser.
L’homme qui enfreint un tabou devient tabou lui-même, car il possède la faculté dangereuse d’inciter les autres à suivre son exemple, il éveille jalousie et envie, il est donc devenu réellement contagieux et son exemple pousse à l’imitation.
On comprend ainsi pourquoi la transgression de certaines prohibitions taboues représente un danger social et constitue un crime qui doit être puni ou expié.
La question de la genèse des religions
Le totémisme est un système qui se met en place d’une religion et fournit les principes d’une organisation sociale, il représente, en quelque sorte, une phase préparatoire à une étape ultérieure qui sera la phase religieuse proprement dite.
On a pu voir qu’il se transmet en ligne maternelle et qu’il explique tout à la fois :
– les origines de la généalogie ce qui l’assimile à un mythe fondateur,
– les motivations de l’exogamie,
– le tabou de l’inceste.
Plusieurs théories ont tenté d’expliquer l’origine du totémisme.
Les théories nominalistes
La question totémique serait liée à l’existence d’une écriture primitive, facile à reproduire.
Une fois un nom d’animal acquis, l’idée d’une parenté avec cet animal devient naturelle.
Certains individus auraient eu certaines caractéristiques qui auraient fait penser à un animal donné et le nom de l’animal se serait imposé.
Les théories sociologiques
Il s’agit d’un système qui a été décrit comme une sorte de coopérative. Les « primitifs » formaient une association de production et de consommation. Comme le clan respectait l’interdit de manger de son totem, il devait en approvisionner les autres, qui en échange, lui fournissaient ce dont ils avaient eux-mêmes la charge.
Les théories psychologiques
Le totémisme serait né de l’ignorance, dans laquelle se trouvaient les « primitifs », des questions inhérentes à la procréation. Ils ignoraient notamment le rôle que joue le mâle dans la fécondation.
Il aurait sa source dans les envies de la femme enceinte, et notamment dans ce qui aurait pu marquer l’imagination de celle-ci au moment même où elle ressent pour la première fois qu’elle est enceinte.
En dernière analyse, quelle est l’origine de l’exogamie et quel est son rapport avec le totémisme ?
Une autre façon de poser la question est : d’où vient la peur de l’inceste qui est elle-même considérée comme la racine de l’exogamie ?
Il semble bien qu’il n’existait pas d’aversion innée pour les rapports incestueux d’où la nécessité de recourir à des loisafin d’interdire cette tendance.
Autrement dit il n’y avait pas d’instinct inné expliquant la peur de l’inceste.
Darwin déduit, quant à lui, des habitudes de vie des singes supérieurs, une hypothèse sur l’état social primitif de l’humanité. L’homme, lui aussi, vivait en petites hordes à l’intérieur desquelles le mâle le plus âgé et le plus fort empêchait la promiscuité sexuelle.
Chaque mâle dominant défendait jalousement sa ou ses femmes de la convoitise des autres hommes. Lorsque le jeune mâle a grandi, il entre en lutte pour la domination et c’est le plus fort qui, après avoir tué ou chassé ses concurrents, devient le chef.
Les jeunes mâles vaincus, errent de ci de là jusqu’à ce qu’ils réussissent à trouver une femme et ils se feront dès lors un devoir d’empêcher les unions consanguines entre les membres d’une même famille.
Certains reconnaîtront là, les conditions mêmes de l’exogamie.
« Chacun des exilés pouvait fonder une horde analogue, à l’intérieur de laquelle la prohibition des relations sexuelles était assurée et maintenue » par un chef jaloux.
C’est ainsi qu’on est passé de « pas de relation sexuelle dans la même horde » à « pas de relation sexuelle dans le même totem »1.
En ce qui concerne la question de l’animal totem, l’analyse symbolique, la mythologique comparée, l’herméneutique, la psychanalyse ont clairement identifié la phobie des animaux et la crainte fantasmatique du père. C’est par un déplacement que l’animal est substitué à l’imago paternel.
Il semble bien que dans l’inconscient des primitifs comme dans celui des enfants, régnait le fantasme d’un père archaïque tout-puissant, terrifiant et tyrannique, identifié par ces raisons même au père dit « père totémique ».
Ce « père totémique » est aussi dans le fantasme le père de la « toute-puissance » phallique.
Comment l’humanité s’est-elle débrouillée avec ce fantasme d’un père tout-puissant sexuellement, dit père « totémique », père éminemment féminisant et castrateur pour ses fils.
La formule du totémisme est donc bien : le père à la place de l’animal totem.
Les deux commandements capitaux du totémisme, les deux prescriptions taboues qui en forment le noyau, à savoir la prohibition de tuer le totem et celle d’épouser une femme appartenant au même totem, coïncident quant à leur contenu avec les deux crimes du héros de la tragédie grecque : « Œdipe roi », celui-là même qui tua son père et épousa sa mère.
La question du repas totémique (où comment l’ambivalence foncière à l’égard de l’imago paternel est ritualisée).
Certains ethnologues vont évoquer une cérémonie singulière : le repas totémique, cérémonie qui, pour eux, ferait partie intégrante du système totémique.
La question du sacrifice.
Le sacrifice sur l’autel représente primitivement un « acte de camaraderie sociale entre la divinité et ses adorateurs »2.
Plus tard le sens sera plus celui d’une « offre faite à la divinité, dans le but de se la concilier »3.
Le sacrifice représentait un « acte sacré par excellence », au cours duquel la chair et le sang étaient goûtés en commun par le dieu et ses adorateurs.
Le sacrifice – fête faisait ressortir les liens rattachant chaque membre de la communauté à la divinité. Manger et boire en commun comme symbole et moyen de renforcer la communauté sociale et de contracter des obligations réciproques.
« Mais d’où vient cette force, ce pouvoir de lier, qu’on attribue à l’acte de manger et de boire en commun ?
Dans les sociétés les plus primitives, il n’existe qu’un seul lien qui lie sans condition et sans exception : c’est la communauté de clan (kinship). Les membres de cette communauté sont solidaires », ils forment une unité physique. Kinship signifie « faire partie d’une substance commune » comme on a fait partie de la même « substance de la mère dont on est né et du lait de laquelle on s’est nourri »4.
La nourriture absorbée en commun renforce le Kinship ou le sentiment de participer à une substance commune, il y a identité de substance des commensaux et de leur dieu.
Donc le repas de sacrifice réunissait tous les membres du clan. Il n’y avait pas de réunion du clan sans sacrifice d’un animal qui ne pouvait être tué qu’en ces occasions.
La mort de cet animal, interdite en temps normal, ne pouvait être effectuée que de façon rituelle et devait engager la responsabilité entière du groupe.
La règle était que chaque membre du groupe devait goûter de la viande de l’animal sacrifié.
Les ethnologues vont identifier l’animal sacrifié à l’animal totémique.
La prise de repas en commun, l’ingestion de la même substance, créait un lien sacré unissant les participants entre eux-mêmes et leur dieu, lien sacré, lien de sang avec renforcement de l’identité matérielle. Chaque repas renforçait le sentiment de communion intime des hommes et de la divinité.
Puis l’animal était pleuré et regretté afin d’épargner au clan la responsabilité du meurtre accompli.
La fête qui suivait le deuil, joyeuse, bruyante, était l’occasion de tous les débordements et de tous les déchaînements, elle autorisait toutes les satisfactions, permettait tous les excès interdit, en temps normal.
Cette fête signifiait symboliquement la transgression occasionnelle d’un interdit majeur.
Que signifie le deuil ?
L’animal totémique représente le père ou est un substitut du père et l’attitude affective ambivalente se retrouve dans le fait à la fois d’interdire le meurtre de l’animal et d’autre part de fêter sa mort.
Comment relier tous les éléments du puzzle ?
« Un jour, les frères chassés se sont réunis, ont tué et mangé le père, ce qui a mis fin à l’existence de la horde paternelle. Une fois réunis, ils sont devenus entreprenants et ont pu réaliser ce que chacun d’eux, pris individuellement, aurait été incapable de faire »5.
« Qu’ils aient mangé le cadavre du père – il n’y a à cela rien d’étonnant, étant donné qu’il s’agissait de primitifs cannibales.
L’aïeul violent était certainement le modèle envié et redouté de chacun des membres de cette association fraternelle.
Or, par l’acte de l’absorption, ils réalisaient leur identification avec lui, s’appropriaient chacun une partie de sa force »6.
Le repas totémique est la fête commémorative de l’acte criminel qui a servi de point de départ aux « organisations sociales, restrictions morales, religion »7.
La bande fraternelle, rebelle, était « animée à l’égard du père des sentiments contradictoires, (…) ils haïssaient le père, qui s’opposait si violemment à leur besoin de puissance et à leurs exigences sexuelles, mais tout en le haïssant, ils l’aimaient et l’admiraient.
Après l’avoir supprimé, après avoir assouvi leur haine et réalisé leur identification avec lui, ils ont dû se livrer à des manifestations affectives d’une tendresse exagérée. Ils le firent sous la forme du repentir; ils éprouvèrent un sentiment de culpabilité»8. Ce que le père avait jadis défendu les fils, eux-mêmes, à présent se l’interdisent.
Dès lors, « ils désavouaient leur acte, en interdisant la mise à mort du totem, substitut du père »9, ils renonçaient aux femmes qu’ils avaient libérées. C’est ainsi que les deux tabous fondamentaux du totémisme sont apparus.
Le tabou de l’inceste et l’exogamie vont dès lors s’installer et se généraliser.
Le besoin sexuel, loin d’unir les hommes, va les diviser, c’est pourquoi les frères associés et unis – tant qu’il s’agissait de tuer un père violent, tout-puissant, despote et générateur de frustration – « devenaient rivaux dès qu’il s’agissait de s’emparer des femmes »10. En fait chacun aurait voulu, à l’image du père primitif tant honni qu’admiré, s’emparer de toutes et la lutte serait devenu générale compromettant la fragile organisation sociale.
C’est pourquoi afin de surmonter de graves discordes, de terribles conflits fratricides, ils instituèrent l’interdiction de l’inceste, renoncèrent tous à l’acquisition des femmes tant convoitées dans leur propre clan, pour jeter leur dévolu sur les femmes de clans différents.
C’est peut-être à ce moment-là que sont apparus les sociétés matriarcales jusqu’à ce qu’elles soient remplacées par la famille patriarcale.
Bachofen à ce sujet évoque le passage de l’hétaïrisme à une organisation matrimoniale et matrilinéaire placée sous l’égide de Déméter.
La velléité religieuse du totémisme exprimait le repentir, visait à apaiser les sentiments de culpabilité, et à réaliser une sorte de réconciliation avec l’image du père.
Le système totémique devenait ainsi une sorte de contrat passé avec le père permettant d’obtenir tout ce que l’imagination infantile peut en attendre ; protection et faveurs, en l’échange de protéger sa vie et de ne pas renouveler l’acte qui avait justement ôté celle du père mythique.
A partir de là on peut identifier les traits qui vont appartenir à toute religion, à savoir obtenir la réconciliation avec le père offensé par une obéissance qui se voudrait rétrospective et capable d’annuler l’acte en question.
Toutes les religions se posent en réaction au grand événement qui inaugure la civilisation, mais qui ne cesse en même temps de tourmenter l’humanité. Et l’ambivalence inhérente au complexe paternel va subsister aussi bien dans le totémisme que dans les religions.
Le totémisme entretient le « souvenir du triomphe remporté sur le père »11, c’est le sens de la « fête commémorative du repas totémique à l’occasion de laquelle sont levées »12 toutes les interdictions et restrictions, le devoir résidant dans la reproduction du « crime commis sur le père par le sacrifice de l’animal totémique, et cela toutes les fois que les bénéfices acquis »13 menacent de disparaître du fait de circonstances nouvelles.
Les bénéfices étant « l’appropriation des qualités du père »14 ainsi que la sociabilité et la fraternité.
En se garantissant ainsi la vie, « les frères s’engagent à ne jamais se traiter comme ils ont traité le père. » (…) A l’interdiction de tuer le totem, s’ajoute désormais l’interdiction du fratricide » et la naissance du « Tu ne tueras point ». Le parricide originel et mythique devenait le socle de la fraternité, du sens moral et de la civilisation. La horde paternelle a été remplacée par le clan fraternel, fondé sur les liens de sang. Le lien social « repose désormais sur une faute commune, sur un crime commis en commun.15 »
La transformation du totémisme en religion va correspondre au cours des temps à l’idéalisation progressive de l’image du père qui va devenir une entité Toute-puissante.
Et le ressentiment va céder la place à l’amour et à l’idéal de soumission absolue à ce père primitif autrefois haï.
Mais cette transformation révèle avec force une tentative d’expiation. Le changement d’attitude à l’égard du père a eu ses conséquences dans l’organisation sociale qui est devenue de plus en plus patriarcale. « Il y eu de nouveau des pères mais ceux-ci n’étaient plus les despotes d’autrefois mais demeuraient assujettis au clan fraternel et aux conquêtes sociales qui en découlaient. Dieu se trouve désormais tellement au-dessus des hommes que ceux-ci ont besoin de l’intermédiaire de prêtres pour communiquer avec lui.
Des rois apparaissent, de « caractère divin, qui vont étendre à l’Etat le système patriarcal »16.
Le sacrifice autrefois commémoration du père primitif va devenir de plus en plus avec le temps, un acte de dévotion à la divinité.
Cette thématique de la culpabilité de l’humanité civilisée pour un crime mythique, fondateur, commis en des temps immémoriaux va se retrouver constamment à travers les religions et les mythologies de presque toutes les cultures à la surface du monde.
En voici quelques exemples :
Avec la naissance de l’agriculture, se refait jour la tendance des fils de prendre la place du dieu-père. Et derrière les manifestations incestueuses du fils, symbolisant la culture de la terre, vont se profiler les figures mythiques « d’Attis, d’Adonis et de Tammuz »17.
Mais les mythes assignent « à ces jeunes amants des divinités maternelles » des destins toujours tragiques tournant autour des questions de la mort, de la castration et de la folie.
Mithra, divinité solaire tuant le bœuf, « accomplis tout seul le sacrifice du père » et libère du même coup ses frères18.
De cette responsabilité, le Christ « en sacrifiant sa propre vie », libère ses frères du péché originel19.
Orphée découpé en morceaux, Dionysos-Zagreus démembré par les Titans, tous ces aspects mythiques attestent du fantasme collectif qu’un crime commis aux temps primitifs brisa « l’unité du monde »20. Et cet état de fait implique une faute collective, une responsabilité, un châtiment.
Dans le mythe chrétien, le sacrifice du Christ, qui enlève le péché du monde, atteste bien, en vertu des « lois du talion»21, d’une offense, d’un meurtre commis envers Dieu le père.
Et le sacrifice représente l’expiation de cet acte meurtrier.
Et dans le même temps, l’expiation réalise la divinisation du fils à côté du père. La religion du fils se substitue à la religion du père et l’ancien repas totémique est ressuscité dans l’institution de la communion, où les « frères réunis, goûtent de la chair et du sang du fils, (…) afin de se sanctifier et de s’identifier à lui »22.
Mais la communion chrétienne n’est au fond qu’une répétition de l’acte de suppression du père et nécessite à nouveau de nouvelles expiations.
Et l’histoire sanglante du monde occidental et plus particulièrement l’histoire du XXème siècles, avec ses deux conflits majeurs terribles, atteste bien de cette surenchère dans l’expiation et le sacrifice.
Et la « tragédie grecque »23 de tragos : bouc, qui se déroulait sous les auspices de Dionysos, mettait en scène le héros tragique, portant la faute tragique qui consistait toujours en une rébellion contre un ordre divin ou humain.
Et le crime qu’on lui imputait est précisément celui qui pèse sur le chœur tragique, c’est-à-dire sur la bande des frères. Le héros tragique joue bien le rôle de bouc-émissaire, de rédempteur du chœur.
Et nous retrouvons en d’anciennes traditions cette vieille problématique d’une faute mythique originelle fondatrice du lien fraternel.
Les repas pris en commun y sont d’une extrême importance et viennent rappeler en quelque sorte l’appartenance au même totem. Le fait de manger et de boire ensemble vise le renfort de la solidarité ainsi qu’un processus de déculpabilisation individuelle.
Le groupe communiant, pour ainsi dire, et partageant la faute commise sur un personnage légendaire.
Ainsi, à l’instar des chœurs antiques, il s’agit d’être engagé dans la commémoration d’un meurtre inaugural dont la responsabilité incombe au groupe.
C’est un des faits mythiques récurrents dans l’histoire de l’humanité où les fils privés de père deviennent novateurs et incarnent les forces nouvelles du changement.
Ce renouveau exige périodiquement la « mort » du père représentant l’autorité traditionnelle, et en ce sens il s’agit d’une image paternelle limitative, contraignante, archaïque et frustrante.
Il s’agit finalement de la destruction, cyclique, en effigie, d’un père qui représente le vieux monde.
Il s’agit du père d’un monde ancien, père dépassé.
La nécessité d’adaptation de l’humanité à des conditions toujours nouvelles exige la destruction de l’ordre ancien.
Comme les rois sacrés, les premières royautés masculines des sociétés matriarcales liées aux divinités maternelles (divinité de la Grande mère des hommes et des dieux) qui dominaient la préhistoire, étaient sacrifiés dès que le monde ne tournait plus rond, dès que les femmes et les bêtes étaient moins fertiles, dès que la terre produisait moins de céréales, dès qu’il y avait des épidémies, bref dès que l’ordre du monde paraissait chamboulé. Et le chamboulement du monde exigeait le bouleversement de ce qui, symboliquement, régissait le monde, à savoir la royauté.
Les rois sacrés étaient parfois également sacrifiés rituellement le 13ème mois lunaire au moment où le soleil pâlissait lors du solstice d’hiver.
Et le faiblissement du soleil était toujours vécu, fantasmatiquement, comme annonciateur des pires cataclysmes.
Et l’effroi devant la représentation d’une disparition solaire appelait un acte fort, en l’occurrence le sacrifice du roi sacré.
Et le roi carnaval lors du renouveau du cycle des saisons, roi « caricature » symbolisant le vieux monde, roi incompétent, roi déchu, est bien sacrifié lui aussi, brûlé, au terme du carnaval, à l’issue de cette crise où tout est sens dessus dessous, ou l’explosion pulsionnelle, autorisée un jour, sert symboliquement à abattre l’autorité vieillie, désuète, dépassée et inadaptée.
Les fêtes dionysiaques avaient exactement la même signification, et le culte de Dionysos a déferlé sur la Grèce emportant les vieux ritualismes, les vieilles rationalisations, les vieux cultes, les vieux conformismes, les vieilles stéréotypies, qui entravaient la créativité et l’adaptation à des temps nouveau.
Et la Renaissance, dans le monde occidental, allait bien de pair avec la contestation des vieux appareils ecclésiastiques qui figeaient la progression des arts et des sciences.
Mais tout ce renouveau s’est établi fantasmatiquement sur un meurtre mythique qui rend la question du fantasme de la culpabilité collective incontournable.
—
Bibliographie
Freud : Sigmund : « Totem et tabou ».
Petite Bibliothèque Payot
Traduit de l’allemand par Serge Jankélévitch (nov. 2003)
(1). Freud Sigmund : Totem et tabou, page 178.
(2). Freud Sigmund : Totem et tabou, page 188.
(3). Freud Sigmund : Totem et tabou, page 188.
(4). Freud Sigmund : Totem et tabou, page 190.
(5). Freud Sigmund : Totem et tabou, page 199.
(6). Freud Sigmund : Totem et tabou, page 199.
(7). Freud Sigmund : Totem et tabou, page 200.
(8). Freud Sigmund : Totem et tabou, page 201.
(9). Freud Sigmund : Totem et tabou, page 201.
(10). Freud Sigmund : Totem et tabou, page 202.
(11). Freud Sigmund : Totem et tabou, page 204.
(12). Freud Sigmund : Totem et tabou, page 204.
(13). Freud Sigmund : Totem et tabou, page 204.
(14). Freud Sigmund : Totem et tabou, page 204.
(15). Freud Sigmund : Totem et tabou, page 205.
(16). Freud Sigmund : Totem et tabou, pages 210-211.
(17). Freud Sigmund : Totem et tabou, page 214.
(18). Freud Sigmund : Totem et tabou, page 215.
(19). Freud Sigmund : Totem et tabou, page 215.
(20). Freud Sigmund : Totem et tabou, page 215.
(21). Freud Sigmund : Totem et tabou, page 216.
(22). Freud Sigmund : Totem et tabou, page 216-217.
(23). Freud Sigmund : Totem et tabou, page 218.
—
Écrits en rapport :
– A propos de la notion de banquet.
– Sacrifice du « fils » et orgies.
– Père totémique et sexualité.
– Du meurtre, de la mort et du sacrifice.
– Repas totémique ou commensalité de déculpabilisation.
– Repas totémique et incorporation de la toute-puissance paternelle.
– De l’âge d’or ou du temps de Chronos.
– Du sacrifice à la génitalité ou de la dimension phallique de l’existence.
Pingback:Plan général | Psyché et Amour
[…] Le repas totémique. […]
Pingback:Père totémique et sexualité | Psyché et Amour
[…] – Le repas totémique. […]
Pingback:Repas totémique et incorporation de la toute-puissance paternelle | Psyché et Amour
[…] – Le repas totémique. […]
Pingback:Repas totémique ou commensalité de déculpabilisation | Psyché et Amour
[…] – Le repas totémique. […]
Pingback:A propos de la notion de banquet | Psyché et Amour
[…] – Le repas totémique. […]