On peut imaginer une « discorde initiale » entre Gaia (la Terre) et son fils et « amant » Ouranos (le Ciel). Et les mouvements d’union, d’Eros, sont là encore vite suivis de mouvements inverses, d’éloignement et de haine.
On a bien vu qu’avec Eris, la Discorde est au fondement, au cœur même de la création.
Et Ouranos lui-même est très déçu par ses enfants qu’il trouve monstrueux, il ne supporte plus de les voir ces cyclopes, violents, rusés, l’œil torve, focalisés sur leurs forges maniant le feu terrestre et ces Cent bras, plein d’orgueil, d’une taille gigantesque, hideux, avec leur enchevêtrement de bras et de têtes.
Mais le problème n’est pas qu’esthétique et il craint également que ces êtres, pour le moins inquiétants, ne le dépossèdent un jour de son pouvoir.
Il prend alors la décision de les envoyer, hors de sa vue, dans les profondeurs de la Terre, au fin fond du Tartare.
Et pour ne plus risquer de mettre au monde pareille progéniture il décida également de ne plus permettre aux enfants à venir de sortir des entrailles de leur mère, ou plus exactement, nous dit Hésiode, « à peine étaient-ils nés, que sans les laisser monter vers la lumière, il les enfouissait dans le sein de la Terre », rendant impossible ainsi leur réelle ex-istence.
Et le poète de continuer « … en ses profondeurs, Terre énorme, pleine, gémissait. Alors elle imagina une ruse cruelle. Sans tarder, d’un brillant acier qu’elle avait créé, elle façonna une grande serpe et fit connaître sa pensée à ses enfants ».
Les enfants de Gaia et d’Ouranos vont reprendre à leur propre compte l’hostilité de Gaia, la mère, pour le père, Ouranos.
Mais néanmoins ils furent saisis d’effroi à la seule pensée de réaliser le projet insensé de leur mère. Seul Cronos « à l’esprit retors » se déclara prêt à commettre l’irréparable.
Il libéra les Cyclopes et les Cent bras, il se mis en embuscade, et selon certains, aidé de ses frères, se saisit du sexe de son père « qu’il rejeta par derrière soi » selon le grand poète.
Et toujours, selon la même source, « le membre ne s’échappa pas en vain de sa main. Les éclaboussures sanglantes qui en jaillirent, Terre les reçut toutes ; et, au fil des ans, elle enfanta les puissantes Erinyes, les grands Géants qui brillent sous leur armure et tiennent en main de longs javelots, et les Nymphes dites des frênes, sur la terre sans limites.
Cependant, une fois tranché par l’acier et jeté, loin de la terre, dans les flots tumultueux de la mer, le membre dériva longtemps : sortie de la chair immortelle, une blanche écume l’entourait dans laquelle se forma une jeune fille ; tout d’abord elle s’approcha de Cythère la divine et, de là, gagna Chypre qu’entourent les flots. Puis la belle et vénérable déesse sortit de la mer : elle allait, d’un pas souple, faisant croître l’herbe alentour, les dieux et les hommes l’appellent Aphrodite (de Aphros, écume en grec), ou encore Cythérée, parce qu’elle aborda à Cythère. Ils l’appellent aussi Cyprogénée, parce qu’elle est née à Chypre ou encore Philommédée (de philos, ami et de mèdos, sexe de l’homme) parce qu’elle est sortie du membre. Amour l’escorta et le beau Désir la suivit dès qu’elle fut née et qu’elle alla rejoindre le peuple des dieux » (Hésiode la Théogonie arléa p. 40-41). »
Et Chronos, donc, de se retrouver le maître des lieux, aussitôt il soumet sa femme, Rhéa, qui enfante Hestia, Déméter, Héra, Hadès, Poséidon et enfin, le petit dernier, Zeus.
Mais ayant appris, d’une vieille prophétie, qu’un jour il serait détrôné par un de ses enfants il décida d’avaler chacun de ces derniers aussitôt que sa femme, Rhéa, les mettait au monde.
Ainsi fit-il et selon Hésiode « au fur et à mesure que chacun d’eux sortait du ventre sacré de sa mère et arrivait à ses genoux, le grand Cronos les avalait : il avait souci d’éviter que quelque autre des descendants de Ciel n’exercât la royauté parmi les Immortels » (Théogonie arléa p. 54).
Rhéa, en grande souffrance, demanda l’aide de ses parents et c’est eux qui lui apprirent l’oracle selon lequel Cronos serait vaincu par son propre fils Zeus comme lui-même avait, jadis, détrôné son père Ouranos.
Alors promptement, alors qu’elle était sur le point de mettre au monde Zeus, Rhéa partit en Crète confia l’enfant à Terre, sa mère, et offrit à Cronos une grosse pierre entourée de langes qu’il engloutit immédiatement.
Zeus élevé par les Nymphes du mont Ida, nourri par la chèvre Amalthée, protégé par le vacarme assourdissant des Curètes, afin que Cronos n’entende les cris de son fils, devient bien vite adulte et revendique, contre son père Cronos, la royauté.
Mètis, l’Océanide, la rusée, aide Zeus en donnant à Cronos un vomitif qui libère ses frères et sœurs avalés par son père.
Il engage le combat grâce à eux et avec l’aide des quelques Titans, de lui, alliés, ainsi que des Cyclopes, qui lui apportent la foudre, et des Hécatonchires qui lui fournissent toute leur puissance.
Apollodore, dans sa Bibliothèque, nous précise que, certes, les Cyclopes donnèrent à Zeus « le tonnerre, l’éclair, et la foudre » mais aussi qu’à Pluton (Hadès) ils offrirent le fameux casque qui rend invisible et à Poséidon le célèbre trident qui ébranle le sol.
Au terme de cette gigantesque bataille, la Titanomachie, Zeus obtient le pouvoir suprême et concède le monde souterrain à son frère Hadès et le monde marin à son autre frère Poséidon.
Il relègue dans le Tartare Cronos et les Titans, sauf Prométhée, Epiméthée, Océan, Thémis et Styx.
Mais à peine Zeus goute-t-il à sa victoire que Gaia, sa grand-mère, enfanta, de ses amours avec Tartare, le monstre le plus terrifiant, le plus dangereux, que la Terre n’ai jamais porté.
L’effrayante « entité » attaqua derechef Zeus, le souverain des dieux, et le fracas assourdissant du combat ébranla les assisses du monde. « Quand Zeus eut rassemblé son courage et qu’il eut pris ses armes, le tonnerre, l’éclair et la foudre éblouissante, il s’élança du haut de l’Olympe et frappa. Il bouta le feu aux têtes prodigieuses de l’énorme monstre terrifiant. Alors, terrassé par le coup qui l’avait frappé, la bête, mutilée, s’abattit et la terre énorme gémit ; dans les creux sombres et profonds de la montagne où il gisait, blessé, une flamme jaillit du tout-puissant monstre foudroyé… (Théogonie arléa p. 73) ».
Un autre grand poète grec, Nonnos de Panopolis, nous fait une description apocalyptique de ce que produit Typhon dans le Cosmos et nos amis astrologues en seront certainement les premiers effarés.
« L’armée de ses mains innombrables investit les ultimes confins de l’Olympe : de l’une il empoigne la Queue du Chien ; d’une autre il étreint la nuque de l’Ourse,… d’une autre encore, il retient l’Etoile du Matin… Il tire à lui l’Aurore, il immobilise le Taureau, si bien que Saison, sur son char, s’arrête prématurément à mi-course.
Ses têtes à chevelure vipérine déploient l’ombre de leurs boucles, mêlant les ténèbres à la lumière… Il rebrousse chemin et court du Borée vers le Notos ; quittant un pôle pour se porter à l’autre pôle. Allongeant le bras il saisit le Verseau et fouette le dos du Capricorne, il précipite du ciel dans la mer les deux Poissons et fait rétrograder le Bélier (…) sur le cercle flamboyant (du zodiaque)… » (Les Dionysiaques, les belles lettres p. 52 et 53).
Alors Zeus victorieux pris pour femme Mètis qui s’apprêta très vite à mettre au monde leur fille, Athéna, mais là encore, un oracle émanant de Gaia et d’Ouranos, informa Zeus que lui naîtrait un enfant de Mètis qui le détrônerai et c’est ainsi qu’il incorpora Mètis qu’il mit « en réserve dans son ventre pour qu’elle lui apprît à reconnaitre le bien et le mal » comme nous le dit Hésiode.
C’est Héphaïstos qui libéra Athéna, la déesse de la sagesse, d’un coup de masse sur le crâne de Zeus dont elle sortit armée de pied en cap.
Mais Typhon vaincu se levèrent de nouveaux ennemis en la personne des Géants qui se révoltèrent contre le Ciel, mais cette fois encore Zeus fut victorieux d’autant qu’il pouvait compter sur un soutien de poids en la personne d’Héraclès.
Là s’achève la suite des terribles conflits qui opposèrent la conscience naissante, dysharmonique, sans liaisons, sans intégration, sans assimilation, sans unification, bref fragmentée, des Titans à la conscience unifiée, intégrée, liée, harmonisée, bref génitalisée au sens freudien du terme, symbolisée par Zeus et l’Olympe.
Les premiers revendiquent avec force, violence et brutalité l’attachement à la Terre, à la materialité. Les seconds se distancient de ladite matérialité et aspirent à un bien beaucoup plus précieux qui se trouve dans la fente, dans la triangulation salutaire et dans le fait de se déprendre.
La quête est dorénavant de l’ordre de la spiritualisation, et spiritualiser veut dire littéralement se « dégager de la matière » (Robert).
On peut constater plusieurs mouvement dans le conflit évoqué par cette théogonie.
Dans un premier temps Ouranos est mécontent de l’aspect monstrueux de ses rejetons issus de la Terre et extrêmement attachés aux fruits de cette dernière, à la matérialité.
Il les ostracise, il les exclu, en les reléguant dans les profondeurs du Tartare.
Gaia fort mécontente utilise son fils, Cronos, pour déchoir Ouranos de son pouvoir.
Mais la « castration » d’Ouranos outre la perte de sa souveraineté implique peut-être quelque chose de bien plus profond.
Ouranos est considéré comme le « sans-limites » et il constitue avec Gaia, sa mère, une sorte d’entité, de Totalité dont il n’est pas séparé.
Et cet état d’indistinction, de non-séparation, de non-différenciation, bref de fusion entre la Terre/Mère/Gaia et Ciel/Fils/Ouranos symbolise en quelque sorte l’état utérin ou la dyade mère/enfant.
L’intervention de Cronos et le coup de serpe donné par lui revient à la coupure du cordon ombilical au moment de la naissance.
Ce qui signifie qu’il est mis fin à la fusion, d’où l’idée de la naissance du Temps.
Certes la période dont il est question correspond, physiquement, à la vie intra-utérine jusqu’à la césure ombilicale mais on peut la faire aller, au plan psychologique, bien plus tard puisque le premier sous-stade oral est assimilé par certains, et Karl Abraham en particulier, à cette économie fusionnelle originelle.
Le deuxième sous-stade oral, stade dit « cannibalique » avec l’apparition des premières dents et la possible morsure du sein, marque en effet la fin de la fusion, le début de l’ambivalence, de l’hostilité et du conflit.
Mais pour d’autres cette phase se poursuivrait bien plus longtemps encore puisque certains n’en sortiraient jamais totalement.
Ce qui correspond à la réflexion antique sur la nécessité de sortir du deuxième enveloppement.
Le premier enveloppement correspondrait au monde clos utérin et la naissance en marquerait la sortie.
Le deuxième enveloppement, pour les antiques toujours, était de l’ordre du monde sublunaire et l’enjeu fondamental au plan de la pensée était, psychologiquement, de sortir de l’orbe lunaire.
Il y avait donc la première naissance ou ex-istence correspondant à la sortie du ventre maternel et la deuxième naissance ou re-naissance correspondant à la sortie de l’orbe lunaire.
On rappelle que la Lune est un symbole maternel constant, qu’elle tourne autour de la terre en 28 jours, ce qui correspond au cycle menstruel de la femme.
On comprend dès lors à quel point cette symbolique lunaire est prégnante pour l’humanité.
Et la sortie du monde sublunaire ou re-naissance est certes de l’ordre d’un idéal, idéal que l’on pourrait faire correspondre à la dimension apollinienne de l’existence ou dimension olympienne.
Ainsi, le règne de Zeus, l’Olympe, est de l’ordre d’un monde idéal, il est de l’ordre de la notion de Paradis mais Paradis conçu dans l’ordre Symbolique et non pas dans celui de l’Imaginaire qui correspondrait, plus, à la nostalgie du monde intra-utérin.
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