Eris est donc, selon Hésiode, la fille de Nyx, la Nuit noire, et la personnification de la Discorde. Et enfant des Ténèbres elle engendrera de terribles représentations telles que Oubli, Mensonges, Serments, Peines, Douleurs, Faim, Querelles, Meurtres, Massacres, etc.
Mais Eris est aussi considérée, selon d’autres sources, comme la sœur d’Arès et c’est elle qui est à l’origine du jugement de Pâris et donc de la guerre de Troie.
On rappelle que lors du mariage de Pélée et de la Néréide Thétis, Eris jeta dans la salle du festin une pomme d’or portant l’inscription ; « à la plus belle ».
Le choix concernait en fait trois déesses et des plus importantes ; Héra, Aphrodite et Athéna.
C’est sur le conseil de Zeus qu’elle se rendirent sur le mont Ida afin d’obtenir la réponse de Pâris, le prince de Troie, fils du roi Priam, à cette question.
Afin d’orienter le choix du prince, Héra proposa comme cadeau la souveraineté sur l’Europe et l’Asie, Athéna lui fit miroiter la gloire sur le champ de bataille et Aphrodite, quant à elle, lui indiquât que la plus belle femme du monde serait sienne.
Pâris choisit la plus belle femme de son temps, femme qui n’était autre qu’Hélène, ce qui sera l’origine de la guerre de Troie.
Mais Eris, par-delà la connotation éminemment guerrière de sa représentation, va donner son nom à l’éristique ou « art de la controverse » et ainsi sa signification va évoluer vers des formes plus « civilisées », plus subtiles, permettant l’émulation intellectuelle, la dialectique et l’art de la rhétorique.
Ainsi ce qui est « relatif à la guerre », ce qui est polemikos en grec, va fonder le débat, la controverse, la discussion, la dialectique
Mais Eris par-delà ses aspects négatifs et positifs nous évoque particulièrement la philosophie d’Empédocle et le jeu de deux principes fondamentaux que sont « Amour » et « Haine ».
Amour représente les forces d’attirance, d’attraction, d’intégration et de cohésion alors que Haine est le principe d’opposition, de séparation, de désintrication voire de désintégration.
Amour tend vers l’union ou la réunion tandis que Haine n’a de cesse de disjoindre, de briser.
Amour vise la Totalité ou l’Unité mais le projet de Haine est assurément la fragmentation, la césure.
Amour, arrivé au terme de son procès, réalise une espèce de « sphère » d’harmonie.
Haine, « réalisée », détermine la production d’une sorte de Chaos.
On ne peut à ce stade s’empêcher de penser à Psyché et à ses variations et oscillations et « allers-retours » entre une position d’unité de la personne (Moi intégré ou Soi réalisé) et une autre qui serait l’opposé et montrerait des signes de fragmentation, dissociation et dislocation de la personne.
La position d’unité, on pourrait dire de génitalité en référence à Freud, correspondrait au Soi de Jung ou au Self de Winnicott ou au Soi des philosophes, qu’ils soient occidentaux ou orientaux.
La position de fragmentation irait des états les moins dissociés ou « séparés » aux états les plus problématiques par l’ampleur de la dislocation psychique.
Ce qui veut dire que ces états iraient des positions névrotiques aux organisations, ou plutôt désorganisations, limites et psychotiques.
Mais, certes, il faut faire attention au maniement de certains concepts de la nosographie psychiatrique, forgés au XIXème siècle et parfois douteux au plan de l’épistémologie.
En tout cas le « jeu » incessant de « Amour » et de « Haine » imaginé par Empédocle associant, créant et détruisant nous permet d’imaginer certaines forces à l’œuvre dans le développement du psychisme humain, autrement dit en termes de psychogenèse.
En effet au tout début de la vie psychique, au stade intra-utérin, on se situe dans le registre d’une unité primitive Mère/enfant, on est dans la position de la Totalité.
Puis à la naissance, avec la coupure du cordon ombilical, cette unité primitive est rompue et l’enfant est séparé, psychiquement, de sa mère.
L’enfant va se situer dans un processus psychique et tenter de se réunifier à sa mère.
Il va vouloir revenir à la Totalité, il va vouloir reconstituer l’unité primitive mère enfant.
Même si le terme « vouloir » pose problème, néanmoins c’est bien l’idée que cela donne.
Mais en même temps que l’enfant « veut » recréer cette unité, il est sur le chemin de l’acquisition d’outils intellectuels ou instrumentaux peu ou prou liés à ce que l’on appelle fonction symbolique.
La fonction symbolique est ce qui se met en place de la perte de l’unité physique mère/enfant.
La fonction symbolique, au premier rang de laquelle se situe le langage, est fonction d’interposition, ou fonction Tiers, elle fait miroiter à l’enfant la récupération de la Totalité, le retour au paradis perdu.
Mais cela est un leurre et elle se joue en fait de ce besoin immense de « refaire corps » avec la mère car elle canalise, elle intrique, elle tisse ce besoin aux forces biologiques de maturation et d’évolution.
Et petit à petit, tout en « respectant » l’immense fragilité du petit bonhomme et son colossal désir de réunion, tout en « comprenant » l’immense traumatisme que représente la naissance, ces forces biologiques de développement vont permettre à l’enfant une réunion subtile ; sensible, émotionnelle, spirituelle, tout en l’amenant à s’autonomiser, à s’émanciper, à se déprendre, à se libérer, à se désaliéner, bref à devenir un sujet véritable, Désirant et Pensant au bout du compte.
Mais pour en arriver là il va y en avoir des mouvements « vers », des mouvements « contre » ou « tout contre », des mouvements « anti ».
Par exemple le premier stade oral manifeste avec la plus grande clarté le désir de l’enfant, par la bouche, par l’ingestion de l’objet, de recréer la totalité.
Par ce stade l’enfant découvre la position de l’Amour d’Empédocle.
Mais avec l’apparition des premières dents et la naissance de l’ambivalence et de l’hostilité à l’objet primaire l’enfant change de registre, il veut se séparer, il veut détruire l’objet d’amour ou du moins le sein qui le représente, il veut mordre !
Amour s’est transmuté en Haine.
Avec le premier stade anal, l’enfant découvre le plaisir d’évacuer l’objet qu’il a incorporé, il a le sentiment de le détruire par cette évacuation.
La Haine d’Empédocle lui dévoile, là, la dimension sadique, la pulsion d’agression, bref la pulsion de mort.
Mais par le stade anal suivant il va découvrir le plaisir de la garder en retenant ses matières fécales.
L’ambivalence Amour/Haine est désormais patente, « je veux faire un tout avec toi » et « je ne te veux plus, je t’évacue, sors de ma vie ».
Et on peut continuer avec le stade urétral et le stade génital.
Le garçon veut posséder sa mère phalliquement, il veut reconstituer la totalité avec elle mais cette fois sexuellement.
Mais l’image du père, du Tiers, la crainte de la castration en tant que punition paternelle, le désir de s’identifier à son père, tout cela lui impose de renoncer à sa mère, de l’évacuer de sa vie amoureuse et de s’orienter vers un objet équivalent mais différent de sa mère.
La fille veut le pénis paternel, pour la réparer de sa castration, puis elle veut un enfant de son père, mais au bout du compte et pour ne surtout pas perdre l’amour de sa mère elle va renoncer à son père et se trouver un objet d’amour équivalent mais différent de lui.
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